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Avant-propos

Alexander Gardner photograph of a Union soldier at the grave of another Union soldier, with a Confederate soldier’s body left unattended. Antietam Battlefield. Source: National Park Service.
Photographie d’Alexander Gardner : un soldat de l’Union devant la tombe d’un autre soldat de l’union, avec le corps d’un soldat confédéré, abandonné. / Champ de bataille d’Antietam. / Source : National Park Service

Dans Roulements de tambours, on peut trouver, ici et là, dispersés, quelques poèmes très courts proto-imagistes qui semblent de prime abord n’avoir aucun lien avec la guerre de Sécession. Le critique Ted Genoways a montré comment Whitman, en réussissant à gérer judicieusement l’occupation de chaque page dans son livre publié à compte d’auteur (il en a d'abord réduit le nombre, le prix du papier, pendant la guerre, ayant grimpé de façon exponentielle) fut amené à parsemer ses poèmes courts un peu à la volée, au dernier moment, avant l’impression, partout où il put trouver un petit espace vide sur la page. Et pourtant, cette juxtaposition de poèmes courts et longs possède un véritable cachet : le poème très succinct « Une mère et son bébé », placé juste avant « L’étrange veillée, une nuit, sur le champ de bataille » en est une parfaite illustration.

Commençons par analyser les deux vers qui proposent l’image attendrissante et intime d’une mère assoupie allaitant son bébé endormi et le poète « apaisé » qui les « contemple encore et encore ». C’est une scène qui dépeint l’intimité maternelle, et originelle, le premier rapport aimant, et un lien si serré et empreint d’une telle sensualité que l’acte d’allaiter permet à tous les deux de s'assoupir paisiblement : seul le poète est éveillé, et bien éveillé en fait — « Je vois », « je contemple ». Si le poète est presque fasciné, c’est que, pendant la guerre, voyant de très jeunes hommes mourir, seuls, coupés de leurs familles, lui aussi joua le rôle du parent qui nourrit, qui affectueusement tient la main, embrassant ces garçons à l’agonie, leur offrant de l'amour, sa présence bienveillante dont ils ont désespérément besoin, à ce moment. Cette mère qui allaite son enfant et les soldats souffrants au chevet desquels Whitman est assis, quelques années seulement les séparent : c'est comme si Whitman s’était imprégné de cette scène originelle et l’avait reproduite à sa façon, encore et encore, dans les hôpitaux qu’il visitait.

Et ces soldats qui sont morts sur le champ de bataille, qu’en dire? Sont-ils morts sans soins ni amour ? Pour la plupart, probablement ; Whitman, lors de ses visites dans les hôpitaux, grâce aux récits des soldats blessés durant les batailles et en les notant dans ses cahiers qu’il emportait avec lui, prit connaissance de l’amour intense que les soldats portaient à leurs camarades, et il fut tout particulièrement touché par l’un d’entre eux ;. Il en nota les détails : « William Giggee, le 18 septembre '62. J’entendis parler de la mort du pauvre Bill — il fut abattu lors de la retraite du général de l’Union John Pope — Arthur le prit dans ses bras, et environ une heure et demie après, Bill mourrait — Arthur l’enterra lui-même, il creusa sa tombe ». Des recherches récentes par Martin G. Murray ont révélé que William Giggee (ou Giggie) et Arthur Giggie étaient soldats au sein du même régiment de New York, et, bien que partageant tous deux un nom rare, ils n’avaient aucun lien de parenté ; Murray avance l’hypothèse qu’Arthur Giggie peut en fait avoir emprunté le même nom de famille que William, ce qui permettait aux deux jeunes hommes une relation fraternelle et ainsi de ne pas attirer les soupçons sur ce qui a pu être une relation homo-érotique. Quoiqu’il en soit, la tendresse, l’attention particulière d’Arthur pour William marquèrent Whitman, qui, un an plus tard, rédigea les vers qui devinrent « L’étrange veillée », en se glissant dans la peau du soldat qui enterre son « cher compagnon »: « Dans ma couverture, je l’ai enveloppé, avec soin, là j'ai enterré mon soldat / J’ai enterré mon cher compagnon qui savait rendre les baisers, (et qui ne chanterait plus sur cette terre ». Une autre esquisse commençait ainsi : « Dans ma couverture, je l’ai enveloppé, / La mort d’un soldat nous surprend / Quand mon compagnon chéri tomba, / Je ne versai aucune larme. »

Whitman en arrive à proposer le cadre d’une veillée qui dura toute une nuit et use de l’inversion syntaxique dans le premier vers : « Vigil strange I kept on the field one night. « L’étrange veillée, une nuit, sur le champ de bataille. » La syntaxe classique, bien sûr, serait « I kept a strange vigil on the field one night. » « Je fis une étrange veillée, une nuit, sur le champ de bataille. » En déplaçant l’adjectif et en le plaçant devant le substantif, en inversant la position de l’objet et du sujet, Whitman invente une construction déroutante du texte, où l’adjectif « étrange » s’adresse tout autant à la « veillée » et au « je » qu’il semble modifier : c’est un « strange I » : « étrange moi » qui assure cette « veillée » sans relâche (le poème est une longue phrase — dans la version originale, les points-virgules relient les phrases, mais, plus Whitman révisait le poème, plus il remplaçait les points-virgules par des simples virgules, mettant ainsi l’accent sur l’attention sans faille et ininterrompue durant la veillée, toute la nuit durant, du narrateur. Dans le récit de la veillée, on trouve trois pauses entre parenthèses : la première correspond au besoin du soldat de se consoler en s’adressant à son camarade mort et en exprimant l’espoir que « nous nous retrouverons », tandis que les deux autres parenthèses plus courtes qui encadrent celle-ci accentuent la mort imminente du camarade — « (et qui ne chanterait plus jamais sur cette terre) ». Dans leur ensemble, les interruptions entre parenthèses traduisent l’état du soldat qui, habituellement serein, se trouble en présence du corps de son camarade, un « corps. . . qui savait rendre les baisers » et qui « plus jamais sur cette terre » ne répondra, ne pourra plus ni répondre, embrasser ou toucher.

Cette syntaxe inversée (qu’on retrouve tout au long du poème dans des phrases comme « onward I sped » : « c’est alors que j’ai progressé » nous rend, avec le narrateur, un tant soit peu fébriles : il faut que le temps joue son rôle (la veillée de la nuit) pour que le soi devenu étranger (le je « étrange » ) : « strange I » parvienne à réorganiser toute chose : le deuil (mourning) cède la place à l’ « aurore » (morning), et lorsque le « soleil » se lève (incitant le narrateur à en faire autant — « je me levai du sol glacé » tandis que le « fils » chéri du narrateur se couche et regagne ce même sol gelé (Whitman nous invite à entendre un jeu de mots déchirant en juxtaposant les homonymes — « bathed by the rising sun, my son in his grave » : « inondé par le soleil levant, mon garçon je le déposai dans sa tombe »). Une fois que le narrateur l’a « enveloppé, tout entier » dans une couverture, alors peut s’entamer un douloureux processus qui va lui permettre de visualiser une « forme » au lieu de voir son camarade naguère vivant, ce qui lui donne maintenant le champ d'accomplir son pénible devoir, grâce à une syntaxe simple qui nous renseigne sur comment il peut renouer avec la vie (au lieu de constamment revenir sur le passé, comme la syntaxe inversée le signifiait, précédemment): « je me levai… Où il tomba, je l’enterrai. » Mais l’étrange veillée de cette longue nuit était justement une nuit de détachement progressif avec le passé, permettant au narrateur de réaliser qu’il n'aura plus en retour de paroles d’amour de ce soldat qu’il appelle « camarade », « garçon », et « fils ». Cette veillée lui offre le temps de regarder intensément — « Longtemps, fort longtemps je t’observai » — qui fait écho à l’intense contemplation, dans le poème précédent « Une mère et son bébé » : le « fils » est mort jeune, loin de sa mère, mais un camarade l’a tenu dans ses bras, a honoré son corps, l’a aimé, « Dans sa couverture, je l’ai enveloppé, mon camarade, tout entier, Jusqu'à recouvrir sa tête avec soin, ses pieds aussi. » Jouant le rôle de la mère disparue, ce soldat a — avec le plus grand soin — mis au lit son « fils » chéri une dernière fois.

—EF

« Une mère et son bébé »

JE VOIS le bébé endormi, blotti contre le sein de sa mère ;
La mère endormie et le bébé — apaisé, je les contemple encore et encore.

« L'étrange Veillée, Une Nuit, Sur Le Champ De Bataille »

L’ÉTRANGE veillée, une nuit, sur le champ de bataille,
Lorsque toi, mon fils, mon camarade, tu as chu à mes côtés ce même jour, 
A peine t’avais-je lancé un regard que déjà tes yeux tendres me 
répondaient, de cette façon que jamais je n’oublierai;
Ô cher garçon, tu reposais sur le sol, et tu posas ta main sur la mienne; 
c’est alors que j’ai progressé dans la bataille, cette bataille qu’on conteste 
encore ;
Jusque tard, je fis chemin en la nuit claire et me retrouvai au même endroit 
; Je t’ai trouvé si froid en cette mort, cher camarade — ai trouvé ton
corps, cher fils qui savait rendre les baisers, (et qui ne chanterait plus sur 
cette terre ;) J’ai dévoilé ton visage et l’ai offert à la lumière des étoiles — 
étrange scène —
une brise légère souffla dans la nuit ;
Je restai là longtemps encore, te veillant au milieu du champ de bataille 
qu’on distinguait à peine ; merveilleuse veille, douce aussi, là, parmi 
l’exhalaison de la nuit et son silence ;
Mais je ne versai aucune larme, ni ne soupirai — Longtemps, fort 
longtemps je t’observai ; puis m’allongeai, à tes côtés,
mon menton posé entre mes mains ;
Passant de douces heures, des heures immortelles et mystiques près de toi, 
cher camarade — Pas une larme, pas un mot ; gardien du silence, de 
l’amour et de la mort — te veillant, mon garçon et mon soldat,
Au-dessus, des étoiles en premier plan, silencieuses, d’autres filent vers 
l’est ; Je fus ton tout dernier gardien, brave garçon, (impuissant à te sauver, 
hélas,
ta mort fut brutale,
Je t’ai aimé sans te lâcher la main, de ton vivant — je sais que nous nous 
retrouverons ;) Veillant toute la nuit jusqu’à l’aurore,
Dans sa couverture, je l’ai enveloppé, mon camarade, tout entier,
Jusqu'à recouvrir sa tête avec soin,
ses pieds aussi ;
Et là, à ce moment, inondé par le soleil levant, mon garçon je le déposai 
dans sa tombe, dans sa tombe sommairement creusée ;
Finissant ainsi mon étrange veille — gardien de cette nuit, de cet obscur 
champ de bataille ; Gardien d’un garçon qui savait rendre les baisers, (et 
qui ne chanterait plus jamais sur cette terre ;)
Gardien du camarade tué trop vite — veillée que jamais je n’oublierai, 
alors que le jour pointait, je me levai du sol glacé, et emmitouflai mon 
soldat dans sa couverture,
Où il tomba, je l’enterrai.

Postface

Même si à l’ère d’Internet, les poètes sauvegardent leur travail dans des fichiers électroniques, le cliché du poète qui étale ses poèmes sur le sol autour de lui pour trouver la juste manière de les assembler dans le recueil perdure encore aujourd’hui dans l’imaginaire littéraire. Robert Frost a dit que, dans un livre de vingt-quatre poèmes, le vingt-cinquième devrait être en quelque sorte la composition du recueil, un défi qui requiert ingéniosité et imagination. Car bien qu’un mince volume de poésie peut correspondre (plus ou moins) à une série de poèmes individuels, il peut aussi être construit autour d’une thèmatique esthétique, conçue en termes lyriques, méditatifs ou narratifs (ou une combinaison de ceux-ci), adapté pour explorer des thèmes personnels, philosophiques, politiques et sociaux. Un livre peut suivre un arc, musical ou autre, avec des poèmes regroupés en images, idées ou motifs. Le poète peut, encore, chercher à créer des étincelles entre les poèmes, les reliant grâce à un thème, à leur musicalité, à leur texture et à leurs couleurs, ou bien encore en créant une certaine distance entre les poèmes qui traitent de sujets similaires, incitant le lecteur à trouver la correspondance personnel qu'il y voit. Là encore la sérendipité peut influer sur le choix et l’ordre des poèmes, et leur agencement peut faire apparaître des vides que le poète comblera grâce à de nouvelles œuvres. Un livre s’organise de mille et une façons.

Whitman n’a cessé d’ajouter, d’enlever et de réorganiser les poèmes dans les Feuilles d’herbe, qui fut publié en six éditions différentes de son vivant, présentant une approche sans cesse renouvelée de son travail, de sa mesure et de sa signification. L’arrangement de Roulements de tambours , qui peut être décrit telle une critique contre le carnage vain des conflits sectaires, fut incorporé par la suite dans Feuilles d’herbe, et gagne en puissance grâce à l’appariement inspiré de « Une mère et son bébé » et « L’étrange veillée, une nuit, sur le champ de bataille ». La juxtaposition d’un poème imagé de deux vers chantant l’amour maternel avec le récit fictif de la veillée nocturne pour un soldat mort peut faire naître dans l'esprit du lecteur les conditions propices à une réflexion sur les moyens par lesquels un regard d’amour se prolonge dans l’éternité. Car celui qui observe « Longtemps, fort longtemps » la mère endormie et l’enfant blotti contre son sein effectue joue un rôle semblable quand il se penche sur le corps froid de son camarade mort, « garçon qui savait rendre les baisers, (et qui ne chanterait plus jamais sur cette terre) », le veillant pendant toute la nuit. La naissance et la mort, le yin et le yang — la dualité première de la condition humaine acquiert une plus grande importance dans le jumelage de ces poèmes.

Mon beau-père décéda le matin du cinquième anniversaire de ma fille aînée et l’aumônier de l’hospice suggéra que pour le service de nuit, il serait judicieux d’honorer la vie du défunt, puis de célébrer l’avenir de la jeune fille qui me tenait la main.

« Ceci est tout, n’est-ce pas ? » Dit le chapelain. « Elle l’apprend dans sa prime enfance. »

Parmi les vertus du poète Whitman ressort sa compréhension du lien sacré et intime de l’alpha et de l’Oméga — du tout.

—CM

Question

Chaque culture a ses rituels pour signifier les passages importants dans la vie des individus et de leurs communautés, que les écrivains peuvent relater pour la postérité. Ainsi, la coutume américaine du XIXe siècle de la veillée des morts toute la nuit suivie de l’enterrement à l’aube prend un sens nouveau quand Whitman la recrée sur le champ de bataille, et l’associe avec une image d’amour maternel. Décrivez deux rituels que vous connaissez bien et comparez-les : que révèlent-ils de la vision du monde dont vous avez héritée ?

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