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Avant-propos

A page from one of Whitman’s Civil War hospital notebooks, recording the story that generated “A March in the Ranks, Hard-Pressed.” Courtesy Walt Whitman Archive.
Tirée de La guerre de Sécession, une page de l’un des cahiers de Whitman, sur les hôpitaux, relatant la genèse de « Une marche aux abois, en rangs serrés ». Archives de Walt Whitman.

Voici un autre poème qui a vu le jour dans les carnets consacrés à la guerre de Sécession où Whitman a recueilli les entretiens qu’il eut avec les soldats qui témoignèrent de leurs expériences de guerre. Il s’agit, cette fois-ci, du récit d’un soldat du Maine, Milton Roberts qui, amputé de la jambe gauche, de son lit d’hôpital, lui narra « une scène dans les bois sur la péninsule » : « après la bataille de l’église White Oaks, la marche, battant retraite, en pleine nuit, entre minuit et 2 heures du matin de cette même nuit, dans l’église située en plein bois, le spectacle d’un hôpital en pleine nuit, les blessés transportés là —avant la marche silencieuse et discrète à travers bois, buttant parfois sur des corps morts sur la route... » Whitman couche sur le papier tous les détails, jusqu’aux plus macabres, des récits de Roberts qui rapportent ce qu'avait vu un soldat, alors que son unité atteignait enfin une clairière en plein bois. « En cette clairière, se trouvait une belle et imposante église ancienne, transformée en hôpital de fortune, abritant les blessés des combats du jour, bondé par des victimes aux multiples maux, que rien ne peut plus dépeindre — et cette pénombre faiblement éclairée à l’aide de bougies, de lampes, de torches aussi qui volent au secours de tous, sans réussir à éclairer vraiment ces ténèbres et cette pénombre. — cette foule de blessés, ensanglantés, au teint livide, des chirurgiens qui opèrent — la cour tout aussi envahie — ils sont à même le sol, certains allongés sur une couverture, d’autres encore sur une planche de fortune. » Roberts décrit au poète comment malgré « cette terreur enténébrée », il put voir des médecins intervenir, sentir l’odeur du chloroforme, surprendre le scintillement des petits instruments en acier renvoyant les faisceaux lumineux. » Whitman s’inspire directement de tous ces récits pour écrire « La marche, aux abois, en rangs serrés », se servant de la voix de Roberts, l’imaginant arrivant « dans une clairière en plein bois » et découvrant « une imposante, et ancienne église … transformée en hôpital de fortune », « éclairée faiblement », où, à l'intérieur, parmi « des ombres d’un noir profond, à peine éclairée par le ballet de bougies et de lampes » se déroule « un spectacle qu’aucun poème, qu’aucune image n’a jamais égalé », avec « des chirurgiens qui opèrent....l’odeur de l’éther, celle du sang. »

C’est un spectacle effrayant que Whitman imagine ici et qu’il restitue, outrepassant le pouvoir de l’art de témoigner : qu' « aucun poème, qu’aucune image n'a jamais égalé » ce qu’il propose, et pourtant le poème de Whitman le tentera, même s’il distingue à peine « les foules, les formes qu’il entrevoit », la faible et vacillante lumière ne lui permettant de voir que des ombres qui lui masquent l’horreur la plus totale. Whitman avait emporté avec lui, dans les hôpitaux, une copie de l'Enfer de Dante et griffonnait des notes sur ce document, juste à côté des descriptions qu’il faisait des soldats blessés à qui il rendait visite : c’était comme s’il savait, alors qu’il parcourait les rangées de lits dans les hôpitaux de fortune de Washington, qu’il expérimentait sa propre descente aux enfers, parmi l’horreur qu'il côtoya et que nul n’aurait pu imaginer un an plus tôt. Comme « L'Étrange veillée », ce poème est une longue phrase ininterrompue, dans la version originale avec des points-virgules à la fin de la plupart des vers (plus tard remplacées par des virgules), soulignant le flot inévitable de mots qui répondent à la « marche aux abois », marche que ces mots ponctuent. Mais la « marche aux abois » s’arrête, un instant, devant l’église-hôpital d’enfer et deux petites parenthèses, insérées dans la longue phrase du poème nous permet, dans notre lecture, une pause aussi.

Mais alors que nous arrivons à ces courtes pauses entre parenthèses, nous nous rendons compte que Whitman a ajouté un élément important au récit de Milton Roberts : il a imaginé un très jeune soldat mortellement blessé ( « un pauvre garçon » qui attire l’attention du narrateur et lui procure une pause au milieu de l’horreur totale.) Ce tout jeune soldat se détache des imperceptibles silhouettes — « plus distinctement, un soldat » — et nous le trouverons dans les trois courts vers avant que le narrateur retrouve l’épaisse obscurité du lieu et sorte pour rejoindre les rangs serrés de la marche qui va. Les deux parenthèses à l’intérieur de ces trois vers jouent le rôle de pause syntaxique pour le rythme de la phrase. La première est un rapport clinique et franc de la sévère blessure du soldat et, de fait, peu poétique. ( « Il a reçu une balle à l’abdomen. ») Les blessures aux entrailles durant la guerre de Sécession étaient les plus fatales, responsables de redoutables hémorragies, déclenchant de fulgurantes infections : le narrateur réalise très vite que le jeune garçon est « victime d’une hémorragie mortelle ». Puis s’en suit un vers remarquable : « Je stoppe l’épanchement temporairement (son visage est blanc comme un lys). » De la description clinique, banale de la première parenthèse, nous assistons à un moment de « pure poésie », perdu dans la seconde parenthèse — la seule allégorie, métaphore au sein de toute cette horreur. Mais il ne nous échappe pas que ce moment poétique découle d’une observation clinique : si le visage de ce jeune garçon peut être décrit en usant de l’image du lys blanc, c'est bien parce que ce soldat a reçu une balle à l’abdomen et que son intestin saigne, privant son visage de son sang, alors qu’il agonise. Le narrateur ne peut que stopper « temporairement » l’hémorragie — un mot assez gauche, pas simple à dire, et long, cinq syllabes qui ralentissent le poème, et qui invite à un moment supplémentaire et précieux de la vie de ce jeune garçon. Et nos oreilles ne nous mentent pas, ce mot un peu lourd «temporarily » rime de manière étonnante avec le mot « lily », créant un effet harmonieux, un temps suspendu et fugace à la marche et au flux. Plusieurs niveaux et plusieurs rythmes animent ce poème : la marche des soldats (arrêtés dans leur course par une pause à l’église-hôpital), la marche ou flux de la longue et ininterrompue phrase qui traverse les vers du poème (pauses momentanées produites par les entre-parenthèses ) et le flot du sang que perd le jeune soldat (dont l’épanchement est stoppé par le narrateur, mais seulement « temporairement ».

Telle une fleur coupée, ce jeune garçon est déjà mort, et il atteint la beauté ultime du lys quand (et parce que) la vie le délaisse. « En rangs, mes hommes, en rangs », alors que le narrateur entend ces ordres (Fall in, my men, fall in) et quitte l’église, nous, nous pouvons aussi entendre le triste jeu de mots : Fallen, my men, fallen. Car telle est la nature de la marche militaire : elle est « aux abois», et les hommes qui demeurent compétents se mettent en rangs serrés pour aller de l’avant « durant la marche dans l’obscurité... la route inconnue », sachant que les hommes une fois tombés restent là, à l'église-hôpital ou sont abandonnés sur la route. Soit les soldats « se mettent en rangs », soit ils « tombent ». Alors que le narrateur entend les ordres de regagner la marche, il pense à nouveau au jeune garçon, à qui il a momentanément stoppé l’épanchement, et il se souvient du moment avant son agonie : « ses yeux grands ouverts, il esquisse un sourire. » Ce moment de tendresse déclenche une inversion syntaxique et nous constatons une singulière place grammaticale du sujet et de son complément d’objet, étroitement lovés l’un contre l’autre — « he me » : une rime parfaite, le sujet et son complément d’objet intimement placés du même coté du verbe, « gives he me ». Le narrateur, marchant à nouveau parmi l’obscurité, emporte avec lui le cadeau du soldat mort, dont le sourire hésitant, ornant son visage de lys blanc, offre quelque chose au narrateur — un instant de subjectivité en partage, d’union profonde dont rend compte la juxtaposition « he me ». D’une certaine façon, ce garçon a transmis un présent au soldat qui reprend la marche ; sa mort a permis un moment de partage et d’amour, et, dans un lieu où la mort est omniprésente, sa propre mort a libéré la vie pour le narrateur. Les lys de Pâques, dans une église, rappelons-le, symbolisent la résurrection et la vie retrouvée, et cette nouvelle vie ne voit le jour que grâce à la mort.

—EF

« Une Marche aux abois, en rangs serrés, et la Route inconnue »

UNE MARCHE aux abois, en rangs serrés, et la route inconnue ;
Une traversée à travers un bois épais, à pas feutrés dans l’obscurité ;
Notre armée défaite par de lourdes pertes, et les rescapés accablés battant
retraite ;
Minuit passé, une lueur par dessus nous, celle d’un
bâtiment faiblement éclairé ;
Nous atteignons une clairière en plein bois, et faisons une halte
devant un bâtiment faiblement éclairé ;
C’est une imposante et ancienne église, à la croisée des chemins — transformée
en hôpital de fortune ;
— J’y pénètre juste une minute, et s’offre à moi un spectacle qu’aucun poème, qu’aucune image n’a jamais égalé :
Des ombres d’un noir profond, qu’éclaire le ballet de
bougies et de lampes,
Que rougeoie et fait danser la flamme d’une grande torche poisseuse,
sans oublier les nuages de fumée ;
Grâce à leurs lumières, j’entrevois des foules, des formes, à même le
sol, certains allongés sur des bancs ;
À mes pieds, plus distinctement, un soldat, un pauvre garçon,
victime d’une hémorragie, (il a reçu une balle à l’abdomen ;)
Je stoppe l’épanchement temporairement, (son visage est blanc comme un lys ;)
Juste avant de repartir, je balaie du regard cette scène pour n’en rien oublier ;
Des visages, l’aperçu du tout, des attitudes indescriptibles, la plupart
dans l’obscurité, certains sont morts déjà ;
Des chirurgiens qui opèrent, des aides qui tiennent de quoi éclairer, l’odeur
de l’éther, celle du sang ;
La foule, Ô cette foule des soldats ensanglantés
— et la cour à l’extérieur est tout aussi remplie ;
Certains jonchant le sol, d’autres sur des planches ou des civières,
d’autres encore au bord de l’agonie;
Parfois un cri, un pleur, et aussi les ordres et les consignes que lance un médecin ;
Le scintillement des petits instruments en acier renvoyant la
lueur des torches ;
Les formes, les odeurs, tout me revient alors que je psalmodie ;
C’est alors que j’entends les ordres venant de l’extérieur, en rangs, mes hommes,
en rangs ;
Avant tout, je me penche sur le garçon agonisant — ses yeux grands ouverts — il esquisse un sourire ;
Puis ses yeux se ferment, se ferment doucement, et je me précipite dans
l’obscurité,
Et je reprends la marche, toujours dans l’obscurité,
dans les rangs,
Sur la route inconnue je marche à nouveau.

Postface

Le chercheur de Human Rights Watch, qui recueillait le témoignage d’une Albanaise, victime d’abus par des paramilitaires serbes, m’a impressionné par son interrogatoire méthodique et serein. Pristina, Kosovo, 1992. La guerre qui faisait rage en Bosnie et en Croatie avait déplacé des millions d’hommes, de femmes et d’enfants — beaucoup d’entre eux vivaient de façon précaire dans des camps de réfugiés au sein de républiques de l’ex-Yougoslavie — et le consensus parmi les spécialistes de politique étrangère et les journalistes était que ce n’était qu’une question de temps avant que les combats ne se propagent jusqu’au Kosovo. Lors de mon reportage dans les camps, j’ai aussi rencontré des journalistes, des enquêteurs appartenant au Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et au Tribunal des crimes de guerre à La Haye, et des humanitaires de diverses ONG, qui ont tous relevé le défi de témoigner en relatant d’inimaginables souffrances. À leur façon ils perpétuent la tradition qu’avait Whitman de prendre des notes dans les hôpitaux, ces notes constituant la base des Memorandums pendant la guerre et des Roulements de Tambours. Mais seul Whitman aurait pu écrire « Une Marche aux abois, en rangs serrés », le monologue dramatique d’un visiteur en enfer.

Whitman adopte le personnage fictif d’un soldat marchant à travers les bois sombres, un masque dantesque qui lui accorde la liberté d’inventer une scène, tirée de ses notes, où il rejoint les rangs d’une armée en retraite approchant un bâtiment faiblement éclairé, dans une clairière —une église qui n’offre pas de salut, car elle a été transformée en hôpital de fortune. Et « s’offre à moi un spectacle qu’aucun poème, qu’aucune image n’a jamais égalé ; » car la guerre crée une réalité toute autre, qui impose de nouvelles formes d’écriture capables de rendre compte des effusions de sang. Il observe une assemblée d’âmes mortes ou à l’agonie, certaines allongées sur les bancs où d’habitude on s’agenouille pour prier, sacrifiées pour l’Union, puis stoppe temporairement l’épanchement hémorragique d’un soldat qui a reçu une balle à l’intestin, dont le « visage est blanc comme un lys. » Son passage trop bref dans ce lieu régi par des ombres ne lui permet ni de sauver les blessés, ni de s’imprégner de la scène à sa juste mesure — « des attitudes indescriptibles », des chirurgiens qui lancent des consignes, le « scintillement des petits instruments en acier renvoyant la lueur des torches. » L’attention qu’il porte aux agonisants est une lueur dans l’obscurité, qui rappelle la déclaration de Robert Frost: « Chaque poème est un moyen de repousser la confusion du monde pour un instant. »

L’élément religieux dans le poème est irréfutable. La métaphore de la fleur de lys évoque des passages critiques de l’Ancien et du Nouveau Testaments : « Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui », nous entendons dans le Cantique des Cantiques: « il se nourrit parmi les lys ». Et, dans l’Évangile de Matthieu, Jésus prêche à ses disciples : « Observez les lys des champs, comment ils croissent : ils ne peinent ni ne filent ; cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. » La psalmodie que le narrateur adresse au jeune garçon dans ses derniers instants est, en quelque sorte, une bénédiction née de l’amour comme celle que les prêtres accordent à leurs paroissiens au nom de Dieu — l’amour que la plupart d’entre nous vivons à un moment donné dans notre vie, donné et reçu : une forme de grâce réservée aux vivants et aux morts. C’est la marque des humanitaires qui prennent soin des réfugiés venant d’Irak et de Syrie, du Yémen et de la Somalie, du Burundi et du Congo ; les chroniques des journalistes qui témoignent des tragédies de notre temps ; les prières de tous ceux qui se trouvent sur « la route inconnue » à marcher encore.

—CM

Question

Beaucoup de bâtiments sont détournés de leur fonction première — en temps de guerre et de crise, et encore plus systématiquement si un propriétaire abandonne ou vend un bien qui est alors destiné à devenir tout autre chose. Les églises deviennent des hôpitaux, les entrepôts des ateliers d’artiste, les moulins des appartements, les immeubles de presse se transforment en restaurants. Quand cela arrive, la mémoire de l’ancien peut persister et se ressentir encore dans le nouveau, créant un étrange mariage de fonctions et de ton (comme nous pouvons le voir dans le poème de Whitman, où la fonction et la mission de l’église sont brouilléses par le narrateur qui la découvre tel un hôpital). Pensez à un immeuble de ce genre que vous avez pu occuper ou visiter, et observez comment les deux occupations différentes génèrent un effet disparate ou harmonieux, une étrange expérience teintée de contradictions.

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