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Avant-propos
Dans la version originale de « Roulements de tambours », de 1865, « Un spectacle gris et sombre, à l’aube, dans le camp » côtoyait sur une même page un autre poème court tiré des poèmes imagés de Whitman, intitulé « Portrait d’une ferme » où on peut trouver deux vers au style impressionniste : « Au travers d’une large porte ouverte d’une grange paisible de campagne / une pâture que caressent des rais de soleil, des bestiaux et des chevaux qui paissent. » Cette vue apaisante que la porte grande ouverte d’une grange d’une ferme florissante nous donne à voir, dévoile un champ ensoleillé où paît le bétail, une autre scène de « Feuilles d’herbe », où les bêtes broutent l’herbe poussée sur une terre encore imprégnée des morts, de leur composte. Comme Whitman nous l’a si souvent rappelé, les champs agricoles de l’Amérique sont bien souvent devenus champs de bataille durant la guerre, et ils furent aussi le lieu où les cadavres de soldats furent enterrés à la hâte, peu après la fin des combats. Comme nous avons aussi pu constater dans « Sans oublier le Million de morts, triste bilan », ces champs ont fréquemment rappelé à tous que chaque grain de blé mangé après la guerre, renfermait le sang des soldats ; c’est ainsi donc que cette scène pastorale illustre la transformation des morts à la vie, car enfin, le bétail se nourrît bien d’une végétation surgie de la mort, les survivants en Amérique nourrissent leur bétail et harnachent leurs chevaux, continuant ainsi le cycle de transformation des morts de la guerre civile en vie future de la nation. Après la guerre, Whitman ajouta un troisième vers à ce très court poème — « Et les brumes et la vue, et l’horizon au loin qui s'évanouit » — soulignant que l’avenir de la nation (ce que Whitman vint à appeler ses « perspectives démocratiques ») dépendait et continuait à s’appuyer sur cette scène innocente témoignant du mouvement de la vie qui surgit de la mort.
Ainsi donc, le poème placé juste avant « Portrait d’une ferme », nous offre un autre aperçu — « Le spectacle d’un camp » — peut-être de l’exacte même champ mais quelques jours avant ou des mois plus tard : le champ occupé par les tentes des soldats et un « hôpital-tente », où a l’écart se trouvent « trois formes sur des civières », des cadavres, recouverts chacun d’une couverture. Ces couvertures sont « grises » comme la tonalité du poème, contrastant avec « la pâture que caressent des rais de soleil » du « Portrait d’une ferme ». La lumière est « sombre », et nous pouvons ressentir combien le narrateur est intérieurement bousculé de devoir soulever chaque « lourde » couverture « de deux doigts » : la grâce avec laquelle le narrateur opère contraste avec le poids des couvertures grises, et sa délicatesse apporte ainsi de la « lumière » et une touche d’affection et de reconnaissance pour chaque soldat mort. La première couverture soulevée dévoile un « vieil homme », « malingre et sombre, aux cheveux tout blancs » se fondant quasiment avec le « gris et le sombre » de l’atmosphère : le narrateur le bénit en l’appelant « cher camarade ». Le deuxième est tout jeune encore, « aux joues réjouies », arraché à l’aube de sa vie, et il devient pour le narrateur « mon enfant chéri ». Enfin, il soulève la couverture du troisième cadavre et découvre un visage « au teint d’ivoire », rappelant le visage des peintures et des représentations de Jésus. Il en est saisi et se met à penser que « ce visage est celui du Christ en personne » et le nomme « frère de tous ».
Ces trois soldats bientôt rejoindront d’autres soldats déjà enterrés dans ce champ, mais bien avant, ils auront reçu une marque d’affection et de reconnaissance de la part du poète, et même si le troisième qui est identifié tel le Christ ne devient pas plus important que les autres, il devient le représentant de tous les soldats morts, parce qu’ils sont tous (et le narrateur le réalise soudain) le maillon d’un vaste rituel sacrificiel, mourant tous pour nous permettre, nous les survivants, d’être là. C'est ce que qui nous est dit des soldats de chaque guerre : Ils ont sacrifié leurs vies pour nous ; ils sont morts pour que nous soyons libres ; Ils meurent pour que nous vivions. Ils sont tous des images du Christ, et même si la crucifixion de masse ne permet aucune nouvelle expiation, elle révèle le divin qui se niche en chaque soldat massacré. Whitman nous donne à ressentir l’absurde de ces pertes humaines, alors même que nous constatons, en même temps, qu’elles sont hélas inéluctables. La mort de ce tout jeune homme — comme la mort de cet enfant-soldat, comme la mort de ce vieil homme et soldat, comme la mort des tous les soldats — occupe une place prépondérante dans l’histoire de l’humanité, comme celle du Christ. Il y a du divin au plus profond de chacun de nous, et dans la guerre, nous voyons ce divin balayé avec une indifférence effroyable — les interminables et sanglantes crucifixions, par milliers, de la guerre.
—EF
« Un spectacle gris et sombre, à l’aube, dans le camp »
Un spectacle, dans le camp, à l’aube hésitante, Alors que, aux aurores, je m’extirpe de ma tente, sans même avoir dormi, Et que, pas à pas, bravant l’air frais, je suis le chemin non loin de l’hôpital-tente, J’aperçois trois formes étendues sur des civières, transportées jusque là, étendues, laissées ainsi à l’abandon, Une couverture suffit à les recouvrir, ample, en laine, aux tons bruns, Une couverture grisâtre et lourde, repliée, les recouvrant toutes. Par curiosité, je m’arrête, et sans mot dire, je reste là ; Puis, de deux doigts, délicatement, je soulève la couverture pour découvrir le visage tout à ma portée, le premier : Qui es-tu, vieil homme, malingre et si sombre, toi aux cheveux tout blancs et aux yeux creusés ? Qui es-tu donc, cher camarade ? Puis, je m’approche du deuxième — Et qui es-tu, toi, mon enfant chéri ? Qui es-tu, doux garçon, aux joues réjouies ? Puis arrivé au troisième — ni un visage d’enfant, ni celui d’un vieillard, mais un visage serein, semblable au teint d’ivoire : Jeune homme, il me semble te reconnaître — Je crois que ce visage qui est le tien est le visage du Christ en personne ; Mort et divin, et frère de tous, et ici, il gît à nouveau.
Postface
Durant l’occupation nazie de Varsovie, le futur prix Nobel Czeslaw Milosz écrivit un long poème composé d’une série de vingt poèmes, dans le style d’un manuel scolaire, « Le Monde, poème naïf », proposant une vision idyllique de la nature en contraste avec ce qu'il allait plus tard appeler la poésie de témoignage, poème qu’il a aussi inclus dans son livre « Le Salut », publié à la fin de la guerre. La question posée dans le dernier poème du livre, « Dédicace », — « Que signifie la poésie qui ne sauve pas / Ni peuple ni nations ? » — Milosz y répondit de différentes manières au cours de sa longue carrière, de façon directe dans ce poème — « Une complicité avec les mensonges officiels, / La chanson d’un pochard dont la gorge sera tranchée demain, / Lectures pour jeunes étudiantes. » — et indirecte dans « le Monde », qui évoque son enfance à la campagne, comme dans le premier quatrain de « La Véranda »
La véranda dont les portes donnent sur l’ouest
Possède de larges fenêtres. Le soleil la réchauffe bien.
D’ici, vous avez la vue vers le nord, vers le sud, vers l’est et l’ouest,
Sur des forêts et des rivières, des champs et des ruelles bordées d’arbres.
Il suffira de dire que le poète ne put rien voir de tout cela lors de l’occupation de Varsovie, qui, à la fin de la guerre, était en ruines, et dans son invocation poignante de la nature, en juxtaposant des visions pastorales avec des témoignages sur les conséquences tragiques du conflit armé, il obtient un effet similaire à celui de Whitman quand il apparie « Un spectacle gris et sombre, à l’aube, dans le camp » et « Portrait d’une ferme », plaçant côte à côte des images disparates de la vérité, éternelle et temporelle, et invitant les lecteurs à réfléchir sur la relation entre les deux pans de l’existence.
Ce que le poète note dans « Un spectacle gris et sombre, à l’aube, dans le camp » est ancré dans la religion : le dernier des trois cadavres étendus sur des brancards près de l’hôpital-tente a « le visage du Christ en personne ; / Mort et divin, et frère de tous, et ici, il gît à nouveau. » Mais on n’a pas le sentiment que les morts seront ressuscités, même dans l’enceinte de ce poème. Et la question que Whitman pose aux deux premiers cadavres — « Qui es-tu ? » — évoque non seulement l’anonymat de ceux qui sont morts pendant la guerre de Sécession, car beaucoup d’entre eux restèrent inconnus, mais aussi la peur de ce qu’il pourrait découvrir. Il était à la recherche de son frère, George, à la suite de la défaite de l’Union lors de la bataille de Fredericksburg, et ce spectacle le marqua profondément.
On ne pourrait compenser cette perte de sang qu’en créant une Union plus parfaite ; donc tous les moyens — militaire, économique, politique, et poétique —devraient être mis en place pour vaincre les forces confédérées et créer un système politique plus durable. Le sacrifice du Christ et la promesse d’une nouvelle alliance entre Dieu et l’humanité offrent un modèle en vue d’un ordre nouveau qui, selon Whitman, devait arriver pour que le sacrifice de tant de jeunes hommes ne soit pas en vain. Ceci contribue à expliquer la puissance de « Portrait d’une ferme » ; car elle présente une vision de l’avenir, comme entr’aperçue dans un rêve — un champ redevenu pâturage, gorgé du sang des blessés : « Au travers d’une large porte ouverte d’une grange paisible de campagne, / Une pâture que caressent des rais de soleil, des bestiaux et des chevaux qui paissent, / Et les brumes et la vue, et l’horizon au loin qui s’évanouit. »
—CM
Question
Pensez à un endroit — un paysage dans la nature — que vous avez visité et qui fut autrefois ou un champ de bataille ou l’endroit même où moururent des hommes par milliers. Réfléchissez à la paix et à la sérénité que cet endroit dégage aujourd’hui, puis faisant fi de cette quiétude, évoquez les horreurs que ce lieu traversa au cours des années, des siècles, des millénaires même. Est-ce que toutes les terres sont hantées par le spectre des morts d’antan ? Lorsque vous vous penchez sur le passé et ses morts, qu’éprouvez-vous ? Du soulagement, de la tristesse, un nouveau souffle, ou de l’effroi ? Expliquez-le.
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