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Avant-propos

First page of Whitman’s letter to Mr. and Mrs. Haskell, August 10, 1863. Courtesy of New-York Historical Society.
Première page de la lettre de Whitman à M. et Mme Haskell, le 10 août, 1863. New-York Historical Society.

Whitman écrivit de nombreuses lettres pour les soldats malades ou blessés de la guerre de Sécession qu’il rencontra tout au long des différentes visites qu’il fit dans les hôpitaux de Washington DC : il en écrivit certaines, empruntant l’identité du soldat, s’exprimant à sa place et signant en son nom, d’autres sont des rapports témoignant de l’état des soldats et qu’il destinait aux membres de la famille. Cette lettre qu’il adresse aux parents d’un jeune soldat nommé Erastus Haskell-Charpentier de Elmira, à New York, joueur de fifre dans un orchestre d’infanterie, est tout à fait remarquable de par sa longueur et de par la diversité des rapports qu’il prétend avoir eus avec Erastus. « Je ne suis qu’un ami », dit Whitman à M. et Mme Haskell au début de sa lettre, mais comme il parle de l’attention toute particulière dont il fait montre pour les soins qu’il prodigue à Erastus, nous ne pouvons que ressentir la profonde intensité de cette relation : « Je me suis attaché à lui, en quelque sorte », dit Whitman et, alors qu’il décrit ses visites, sans relâche, au chevet du jeune homme malade (Erastus souffrait de la fièvre typhoïde), on devine un sentiment plus puissant que l’amitié — « parfois quand je venais, il se réveillait, et je me penchais et l’embrassais, il tendait sa main vers moi et me caressait un peu les cheveux et la barbe, affectueusement, tandis que je m’asseyais sur le lit et me penchais vers lui. » Alors que le soldat paraissait perdre ses esprits, Whitman disait, empruntant un ton paternel : « Alors, Erastus, ne te souviens-tu pas de moi, mon cher fils ? » Et plus le jeune homme sombrait vers la mort, plus les sentiments de Whitman redoublaient : « Je sentis très vite qu'il serait celui pour lequel l’attachement serait certain. » Alors que Whitman décrit l’agonie d’Erastus aux parents, il ne peut résister (ainsi qu’il le fit dans « Sans oublier le Million de morts, triste bilan »), alors qu’il s’adresse à M. et Mme Haskell de soudain parler directement au soldat qu’il considère comme son propre fils — « Pauvre fils chéri, bien que tu ne fusses pas mon fils, je me suis laissé à t’aimer tel un père, durant ce temps court où je t’ai vu malade et agonisant ici même. » Erastus eut, pour ainsi dire, trois parents, deux qui étaient absents, à New York, et le troisième, un parent de substitution qui jamais ne quitta son chevet, qui l’accompagna à son agonie. En fait, ce fut à Whitman, que s’adresse « tu as pu ainsi offrir ton ultime baiser »

Le critique Peter Coviello écrivit de façon émouvante comment Whitman, par « ses actes de parent de substitution » à l’hôpital, dérangeant et chahutant les rôles traditionnels et habituels de « mère, père, infirmière, amant, confident, écrivain » commença à imaginer un nouveau schéma de famille inspiré de son « projet d’une génération gay », schéma qui se réalisa lorsqu’un couple de soldats qu’il avait aidé, s’embrassa, se materna, se paterna, s’aima, ce qui les conduisit jusqu’à rêver d’acheter une maison et d’y vivre ensemble dès la fin de la guerre, finissant par appeler leurs fils Walt, comme pour légitimer et honorer une double paternité — une étrange progéniture le fruit singulier d’un amour né de la misère noire parmi les rangées d’hôpitaux de la guerre de Sécession

Quand vers la fin de sa vie, Whitman mit la main sur cette lettre, il la donna à lire à son jeune ami Horace Traubel, disant qu’Erastus « au destin misérable fut, en fait, un exemple parlant : les morts se déroulèrent quasiment de la même façon — des garçons nobles, robustes, loyaux. » Whitman rappelle à Traubel que, lorsqu’il se rendait dans les hôpitaux et qu’il se retrouvait parmi eux, il « s’employait à toujours rester calme en apparence il le fallait, c’était primordial, je n’aurais été d’aucun secours sans cela — mais personne ne put dire ce que tout au fond de moi je ressentais — combien il m’était difficile de cacher le mauvais sang que je me faisais et qui risquait de se voir. » Nous ressentons ici encore la même retenue des sentiments que nous avons pu constater dans « Le Panseur de plaies », où le narrateur contrôle et retient — littéralement retenu — ses émotions dans une série de didascalies. Quand Traubel lut cette lettre, Whitman fut touché par la forte réaction émotionnelle de son jeune ami et doucement dit : « Je vois que vous la vivez ; Eh bien, moi aussi je la vis. Je peux aisément comprendre votre émotion à la lire car je fus tout autant ému de l’écrire. Quand les émotions sont authentiques, elles se transmettent facilement. » Traubel demanda : « Repensez-vous à ces jours de naguère ? » Et Whitman de répondre : « Je n'en ai pas besoin, je ne les ai jamais quittés. Ils sont tout aussi présents et même encore maintenant alors que nous échangeons — ils sont là, palpables, terribles, ces jours, ces si beaux jours ! »

« Terribles, beaux » cet oxymore dont use Whitman dit tout : ces jours intenses de la guerre, parcourant les hôpitaux qui furent envahis de blessés et d’agonisants, qui furent bondés de jeunes gens comme Erastus Haskell en mal de maman, de camarade, d’amour, furent tout autant « terribles » que « beaux » — le temps où la passion règne, quand, parmi les agonisants, le poète dépend éperdument du jeu de l’amour. Whitman écrivit une fois encore à M. Haskell après le décès d’Erastus, affirmant que « même la mort n’entama pas mon amour pour lui, son souvenir ne sera pas prisonnier de la seule tristesse mais aussi nimbé d’infinie tendresse. » Cette humeur déchirante est le fidèle témoignage de la guerre un ensemble de tristesse et de douceur, de terreur et de beauté où jamais l’amour ne put s’émanciper de l’horreur. Ce fut la matière — le liant — la trame de la guerre de Whitman.

—EF

Whitman à M. et Mme S. B. Haskell, le 10 août 1863

Washington
Le 10 août 1863

M. et Mme Haskell,

Chers amis, j’ai pensé que cela vous ferait du bien de recevoir quelques mots témoignant des derniers jours de votre fils Erastus Haskell de la Compagnie K, 141ème Bénévoles de New York. Je vous écris rapidement et sans raison précise — si ce n'est que j'ai tout simplement imaginé que toute nouvelle concernant Erastus serait la bienvenue. De son arrivée à l’hôpital Armory Square jusqu’à son dernier souffle, il ne se passa pas un jour sans que je ne fusse à ses côtés — de nuit comme de jour. Je n’eus pas vraiment grand chose à faire, rien de spécial pour lui, je me contentai d'être là et d'assister à l'évolution de la maladie. Je ne suis qu'un ami qui rend visite aux soldats blessés et malades, (non commissionné par une société ou un état.) Très vite, je ressentis qu’Erastus était en danger, ou du moins en bien plus mauvais état que l’hôpital le pensait. Comme jamais il ne se plaignait, peut-être n’ont-ils pas su évaluer la gravité de son état. — J’ai réclamé au médecin de garde de l’ausculter à nouveau — son état était plus grave qu’il ne croyait, mais il ne le prenait pas au sérieux — J’ai dit, j’en sais plus long sur ces fièvres que vous — le jeune homme a l’air très malade, mais il va s’en sortir. Je ne doute pas que le médecin avait de bonnes intentions et a fait de son mieux — quoiqu'il en soit, il a paniqué pour de bon, et ils ont, lui et tous les médecins, essayé de le sauver mais sans succès — Peut-être que cela n’aurait rien changé de toute façon — Je pense qu’Erastus, pauvre garçon, était déjà bien mal en point avant même d'arriver ici à l’hôpital — C'est le 11 juillet, me semble-t-il, qu’il arriva ici — Je me suis attaché à lui, en quelque sorte, lui ce jeune homme si calme, qui se comportait toujours de façon correcte et décente et qui parlait peu — J’avais pour habitude de m’asseoir tout à côté de son lit — Je lui ai dit un jour, Tu ne parles guère, Erastus, tu me laisses faire toute la conversation — il a juste répondu calmement, Je n’ai jamais été bavard. Le médecin avait souhaité que tous, nous nous employions à lui remonter le moral — J’étais toujours très affable et gai avec lui, mais je n’avais aucun entrain — Une fois seulement, j’ai essayé de lui raconter quelques récits amusants, mais fort vite, j’ai arrêté, voyant bien que l’effet n’était pas celui escompté, et je décidai de ne plus jamais essayer — J’avais l’habitude de m’asseoir à côté de son lit, en silence, vu que cela lui semblait être idéalement agréable, et que je le ressentais aussi — la plupart du temps, il reprenait péniblement son souffle et vu la chaleur, je l’éventais— parfois il désirait une boisson — certains jours, il lui arrivait de somnoler pas mal — parfois quand je venais, il se réveillait, et je me penchais et l’embrassais, il tendait sa main vers moi et me caressait un peu les cheveux et la barbe, affectueusement, tandis que je m’asseyais sur le lit et me penchais vers lui.

La plupart du temps sa respiration était difficile, sa gorge était congestionnée — Ils tentèrent de lui remonter le moral en lui donnant des stimulants, du lait-punch, du vin etc — ces choses l’ont peut-être affecté, car souvent son esprit semblait flotter parfois — Je lui disais, Erastus, ne te souviens-tu pas de moi, mon cher fils ? — tu ne peux pas m’appeler par mon nom ? — une fois, il me regarda longuement suite à ma question et dit, de façon à peine audible un nom ou deux (l’un ressemblait à M. Setchell) puis, alors que ses yeux se refermaient, il parla assez lentement, comme à lui-même, je ne me souviens pas, je ne me souviens pas, je ne me souviens pas — son état était assez pitoyable — une chose était sûre, c’est qu'il ne parlait plus aisément, sa gorge et sa poitrine semblait bloquées — Nul doute que la typhoïde ne fut pas son unique mal — Au cours des discussions limitées que j’ai réussi à partager avec lui, il cita ses frères et sœurs par leurs noms, ses parents aussi, et souhaita que je leur écrive pour leur envoyer tout son amour — Il me semble qu’il m’a dit que ses frères vivaient dans des endroits différents, l’un d’eux à New York, si je m’en souviens bien —D’après ses dires, sa santé dut être assez critique plusieurs mois durant avant même son arrivée à l’ Hôpital Armory Square — la première semaine de juillet, je pense qu’il m’a dit qu’il se trouvait à l’hôpital du régiment, dans un endroit appelé Baltimore Corners, à quelques miles seulement de la Maison Blanche, sur la péninsule — avant cela et même s’il se maintenait en vie, son état était critique— il ne pouvait pas faire grand chose — il faisait partie d’un orchestre et jouait du fifre, je crois — Malgré sa maladie, il gardait, sur un stand, son fifre, à son côté— il m’a dit une fois qu'il me jouerait un air quand il irait mieux — mais il a ajouté qu’il ne jouait pas encore assez bien.

J’étais très anxieux quant à le sauver, et tous l’étaient —les préposés s’occupèrent bien de lui — pauvre garçon, tandis que j’écris, je peux encore le revoir— il avait le visage bronzé, une belle chevelure, une bonne mine à son arrivée, et la peau sur les os — (on lui rasa les cheveux dix ou douze jours avant sa mort) — Il ne s’est jamais plaint — mais c’était douloureux de le voir étendu là, un tel regard tout au fond des yeux. Les yeux qu’il avait grands et clairs semblaient en dire plus long que des mots — Je vous avoue que j’ai été très attiré par lui —Durant de très nombreuses nuits je me suis assis à l’hôpital à son chevet jusque tard dans la nuit — Après même l’extinction des lumières —je restais encore là en silence, durant des heures, à l’éventer —il a toujours aimé que je m’asseoie là, mais il ne prenait jamais la peine de parler — je n’oublierai jamais ces nuits, c’était un spectacle insolite et solennel, les malades et les blessés étendus dans leurs lits, à peine visibles dans l’obscurité, et ce cher jeune homme, à portée de main, allongé sur ce qui allait devenir son lit de mort — Je ne connais pas son passé, et pourtant ce que je sais, ce que j’ai vu de lui : un bien noble garçon — J’ai senti que j’allais m’attacher beaucoup à lui. Je trouve que vous avez toutes les belles raisons d’être fiers d’un tel fils, et que toute sa famille les a aussi de chérir sa mémoire.

Si je vous écris cette lettre aujourd’hui, c’est parce que je désirerai, en souvenir de lui, faire un petit quelque chose — Mourir ainsi, c’est un destin trop tragique — Il existe des milliers de nos jeunes hommes américains inconnus, dans les rangs, archivés dans aucun dossier, leur gloire passée sous silence, personne ne fit cas ou écho du fait qu’ils étaient morts et inconnus, mais je sais qu’ils sont Les Précieux, Les Vrais, Les Majestueux de cette terre, offrant ainsi leurs chères jeunesses pour défendre leur pays. — Pauvre fils chéri, bien que tu ne fusses pas mon fils, je me suis laissé à t’aimer tel un père, durant ce temps bien court où je t’ai vu malade et agonisant ici même —c’est très bien ainsi, et peut-être mieux — car qui peut dire s’il n'est pas préférable pour lui, dont l’âme était douce et patiente, de partir alors que nous, nous resterons ? Or donc, adieu, cher garçon — c’était une bénédiction pour moi d’être à tes côtés durant les derniers jours furtifs de ton agonie — pas la moindre occasion, comme je l’ai déjà dit, de faire quoi que ce soit de spécial, car il n’y avait plus rien à faire — heureusement, tu n’es pas resté au lit, ici, à attendre la mort parmi des étrangers sans personne à tes doux côtés pour t’aimer tendrement, et tu as pu ainsi offrir ton ultime baiser —

M. et Mme Haskell, je me suis permis de vous écrire rapidement pour vous dire ce qui est arrivé à Erastus, et je dois maintenant vous laisser. Bien que ne nous connaissant guère et bien que, probablement, nous ne nous rencontrerons jamais, je vous envoie, ainsi qu’à tous les frères et sœurs d’Erastus, tout mon amour —

Walt

Je vis, quand je suis chez moi, à Brooklyn, N Y. (Portland avenue, 4ème porte au nord de Myrtle, la résidence de ma mère.) L’adresse d’ici, aux bons soins de Major Hapgood, trésorier des USA, cor 15th & F st, Washington D C.

Postface

Imaginez ce que les parents d’Erastus Haskell ont dû ressentir lors de la réception de cette lettre détaillant ses derniers jours. Du chagrin, certainement. Puis de la surprise, et de la confusion, et peut-être de la colère au fur et à mesure que les questions leur venaient à l’esprit. Qui est ce Walt Whitman ? Quelle fut sa relation avec Erastus ? De quel droit lui parla-t-il si longuement et de quoi parlèrent-ils exactement, usant d’un ton si familier ? Pourquoi le médecin a-t-il refusé de tenir compte de ses avertissements concernant la détérioration de la santé de leur fils ? Qu’aurait-on pu faire de plus pour sauver sa vie ? Comment allons-nous vivre sans lui ?

Il n’était pas rare pendant la guerre de Sécession qu’un soldat écrive aux proches d’un camarade décédé, leur assurant qu’au moment de sa mort, il était resté fidèle à Dieu et était donc prêt à entrer au Royaume des Cieux. Alors que Whitman affirme dans sa lettre aux Haskell qu’ils ont toutes les raisons d’être fiers de leur fils, sa description de l’état d’esprit d’Erastus ne contient aucun indice de religiosité ; car il avait un autre objectif en tête : « Si je vous écris cette lettre aujourd’hui, c’est parce que je désirerai, en souvenir de lui, faire un petit quelque chose — Mourir ainsi, c’est un destin trop tragique — Il existe des milliers de nos jeunes hommes américains inconnus, dans les rangs, archivés dans aucun dossier, leur gloire passée sous silence, personne ne fit cas ou écho du fait qu’ils étaient morts et inconnus, mais je sais qu’ils sont Les Précieux, Les Vrais, Les Majestueux de cette terre, offrant ainsi leurs chères jeunesses pour défendre leur pays. » La majesté pour cet avocat de la démocratie réside dans le sang des soldats qui ont donné leur vie pour la cause radicale de la liberté, la pierre angulaire de l’expérience américaine — et de la poétique de Whitman.

Ses condoléances virent à l’étrange avec sa déclaration d’amour, elles sont pour commencer quasi familiales, lorsqu’il endosse le rôle de papa poule, puis prennent une autre tournure lorsqu’il reçoit le dernier baiser d’Erastus. Si, pour ce poète, la liberté se développa au sein de camarades et d’âmes sœurs, qui fut en même temps un microcosme de l’Union brisée par la sécession confédérée, il est alors aisé de comprendre pourquoi il plaça tous ses espoirs en des jeunes hommes comme Erastus, dont la souffrance et la mort le marquèrent de façon indélébile. Il n’est pas étonnant que l’élan de son écriture l'entraîne à dépasser les limites de la situation et à s’échapper du cadre du décorum, le poussant à s’adresser directement au mort : « Adieu, mon cher garçon. » Les Haskell ont dû être choqués de lire ces phrases — puis vint la douleur inconsolable. Comment auraient-ils pu imaginer à la fin de cette lettre que leurs vies seraient inextricablement liées à quelqu’un qu’ils ne rencontreraient jamais — un poète à la barbe grise qui prit le temps de leur dire quelque chose d’authentique ?

—CM

Question

Une lettre de condoléances peut prendre diverses formes, et même s’il est chaudement recommandé à son auteur de faire court, par respect du deuil, il y des cas où faire plus est bienvenu. Repensez aux circonstances où vous avez tenté d’apporter du réconfort à quelqu’un qui venait de subir une perte terrible : y a t-il dans la lettre que Whitman adresse aux Haskell quelque chose qui pourrait vous aider à trouver les mots justes pour exprimer ce qu’il ou elle représentait pour vous ?

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