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Avant-propos
Par les écrits que nous avons, jusqu’à présent, lus, nous avons bien souvent pu appréhender l’intense stress, la tension certaine que la guerre civile imposa et qui infléchit le travail de Whitman, le laissant la plupart du temps seul face à lui-même, mais offrant ses réactions de nature oxymorique, ce panaché de « douceur » et de « tristesse » qu’il ressentit au cours de ses expériences de guerre, ce mariage de la beauté et de l’horreur, ce duo amour-mort qu’il vécut dans les hôpitaux durant la guerre. Ce poème de 1865 incarne une autre de ces incontournables tensions — la manière dont la guerre exhorta Whitman à vouloir se réfugier à la campagne, bien loin du monde urbain où il se trouvait, avec son incessant tumulte, ses flashs obsédants rappelant la guerre, et dans le même temps, la façon dont la guerre l’incita à choyer la cité militaire et son tissu social cacophonique. Paradoxalement, il ressentit une forte et égale attirance pour le silence et le bruit, le « recueillement » et « des visages et des rues », ce qui le pousse à composer ses propres « chansons au débotté » écrites « rien que pour lui » et en parallèle, il veut enregistrer et diffuser « des voix fortes, la passion qui les habite, une parade historique » et les très publiques « rues de Manhattan, vibrantes, en émoi ».
Il s’agit d’un autre poème dans lequel une vraie puissance et l’émotionnel sont contenus dans les parenthèses — tout d’abord, à la fin de la première partie, quand les deux vers entre parenthèses de Whitman permettent une pause pour parler des incontournables tensions qui le poussent à désirer des choses si contradictoires : il voit ce qu'il « désirait fuir, faisant fi », l’affrontant maintenant et « étouffant mes cris » — « Je vois mon âme piétiner ce qu’elle implorait. » Son désir de se retirer est contré par une folle et plus puissante envie de prendre part. Ensuite, dans la seconde partie du poème, comme il rejette ardemment ce qu'il avait réclamé avec tant de ferveur, et comme il chérit ce qu'il avait si radicalement rejeté, il propose une nouvelle pause par le biais de parenthèses qui mettent en exergue le spectacle des « soldats en marche » et « le son des tambours et des trompettes », et il réalise combien les soldats sont « déterminés et téméraires », prêts à combattre, et combien le choc opère quand on les voit revenir « ...dans les rangs éclaircis » : ces rangs sont éclaircis du fait des soldats qui jamais plus ne reviendront, et ces rangs qui présentent le paradoxe suivant : « jeunes, mais très vieux, usés, marchant, aveugles à tout », ces soldats qui sont de retour mais qui ne sont pas d’humeur enjouée, « aveugles à tout ». La jeunesse confrontée à la guerre ne peut longtemps se targuer de fraîcheur et de vitalité. Whitman use de cette pause, par cette parenthèse, pour attirer l’attention sur un nouvel aspect des choses, lié à l’excitation des grandes villes — une autre « brigade dense, prête à la guerre » qui se trouve dans « Le chœur qui semble n’en pas finir, son vacarme ». Néanmoins, on assiste à une dernière et courte pause, entre parenthèse une fois encore — « (sans négliger le spectacle des blessés) » — qui le renvoie à son expérience intense et riche du temps où il prenait soin des soldats dans les hôpitaux. C'est un court aparté, bien vite avalé par « la musique aux refrains sauvages » des « visages de Manhattan et leurs regards à jamais à moi, offerts » qui joue en toute fin du paragraphe.
Ces trois didascalies nous font comprendre que, alors que Whitman erre au milieu de la foule de Manhattan — « ces fantômes éternels qui, le long des trottoirs, se renouvellent sans cesse ! » — tous ces yeux, tous ces visages de ces foules urbaines qui l’entourent sont en réalité des fantômes, ici et maintenant mais qui demain seront disparus. C’est ainsi que les « rangs éclaircis » des régiments « sur le retour » et que le souvenir des innombrables « blessés » permettent au poète de se rendre compte à quel point n’importe quelle « foule » peut se transformer en un souvenir peuplé de fantômes. Le désir d’une retraite, la confrontation ; l’excitation, le désespoir, la fougue de la jeunesse, l’âge responsable ; le silence, le tumulte ; la présence, l’absence : voilà les moteurs qui nourrissent continuellement l’expérience de la guerre, expérience tissée de paradoxes.
—EF
« Offre-moi le Soleil, sa splendeur et son silence »
1 OFFRE-moi le soleil, sa splendeur et son silence, et ses mille et un rayons éblouissants de toutes parts ; Offre-moi les fruits juteux de l’automne, mûrs et rouges du verger ; Offre-moi un domaine où l’herbe pousse en toute liberté ; Offre-moi une tonnelle aux raisins qui pendent par grappes ; Offre-moi le maïs et le blé frais — offre-moi des animaux qui vont en paix, d’un pas édifiant, qui nous inspirent ; Offre-moi les nuits au calme suspendu, oui, celles où, des hauts plateaux, à l’ouest du Mississippi, je peux contempler les étoiles ; Offre-moi, embaumant le lever du soleil, un jardin aux fleurs exquises, où je peux marcher d’un pas serein ; Offre-moi la mariée au souffle doux et qui toujours me plaira ; Offre-moi un enfant parfait — offre-moi, loin du vacarme du monde, une vie à la campagne ; Offre-moi des airs impromptus que je peux chantonner, légèrement, seul, à moi-même ; Offre-moi la solitude — Ô toi Nature, offre-moi — offre-moi encore ta force intérieure, première ! — Cette force, je la veux, harassé que je suis par une perpétuelle excitation, et déchiré par les conflits de guerre ;) Il me la faut, à tout prix, mon cœur n’a de cesse de la désirer, Alors que je te la réclame, sans relâche, je reste fidèle à ma ville ; Jour après jour, année après année, Ô ma ville, j’arpente tes rues, Tes rues qui m’emprisonnent un temps encore, dont je ne peux m'affranchir ; Et pourtant, tu m’offres encore, jusqu’à plus soif, tu emplis mon âme enrichie — tu m’offres des visages gravés à jamais ; (Ô je vois ce que je désirais fuir, faisant fi, étouffant mes cris ; Je vois mon âme piétiner ce qu’elle implorait.) 2 Garde ton soleil, sa splendeur et son silence ; Garde tes bois, Ô Nature, et les coins paisibles parmi les bois ; Garde tes champs de trèfle et de fléole, et tes champs de maïs et tes vergers ; Garde les champs de sarrasin en fleur, où les abeilles du Neuvième mois bourdonnent ; Offre-moi des visages et des rues ! offre-moi ces fantômes éternels qui, le long des trottoirs, se renouvellent sans cesse ! Offre-moi des yeux qui n’en finissent pas ! offre-moi des femmes! Offre-moi des camarades et des amants par milliers ! Que j’en découvre chaque jour des nouveaux! Que je puisse par la main en tenir chaque jour ! Offre-moi de tels spectacles ! offre-moi les rues de Manhattan ! Offre-moi Broadway, ses soldats et leurs défilés — offre-moi le son des trompettes et des tambours ! (Les soldats au sein de compagnies, de régiments — certains, sur le point de partir loin, exaltés et téméraires ; Certains, leur mission accomplie, de retour, parmi les rangs éclaircis — jeunes, mais très vieux, usés, marchant, aveugles à tout ;) — Offre-moi les côtes et les quais bordés d’une multitude de navires noirs ! Ô une telle vie, pour moi seul ! Ô une vie intense ! Ô toute de satiété, chatoyante aussi ! La vie faite de théâtre, de salles de bar, d’hôtel sans nul pareil, pour moi ! Le salon du paquebot ! l’excursion débordant de monde pour moi ! la procession aux flambeaux ! La brigade dense, prête au combat, ses wagons militaires bondés qui suivent ; Un défilé qui n’en finit pas, on entend des voix fortes, la passion qui les habite, une parade historique ; Les rues de Manhattan, vibrantes, en émoi, au rythme des roulement des tambours, comme aujourd’hui ; Le chœur qui semble n’en pas finir, son vacarme, le bruissement et le cliquetis des mousquets, (sans négliger le spectacle des blessés ;) Les foules de Manhattan et sa musique aux refrains sauvages — avec des chœurs tous différents au regard pétillant et brillant ; Les visages de Manhattan et leurs regards à jamais à moi, offerts.
Postface
Pendant la guerre, Whitman dut souvent vouloir échapper au « vacarme du monde », comme en témoignent ses suppliques dans la première partie de « Offre-moi le Soleil, sa splendeur et son silence ». La « force intérieure, première » de la nature était un véritable baume pour son âme, et il ne se prive pas d’évoquer les images de bonheur à la campagne — le gazouillement des oiseaux, le parfum des fleurs dans le jardin, le spectacle des étoiles — un tonifiant quand il est dans la ville, à laquelle il reste fidèle. Epuisé par les soins qu’il prodigue aux blessés, il implore le soleil de lui donner de la force, ce qui, dans la seconde moitié du poème, lui permet d’apprécier une fois de plus les « camarades et (des) amants », les soldats qui défilent, les noirs navires à quais, un défilé qui n’en finit pas, la passion qui les habite : « Ô une telle vie, pour moi seul ! Ô une vie intense ! Ô toute de satiété, chatoyante aussi ! »
Du repli à l’engagement — ce mouvement rappelle le flux et le reflux de certains passages du « Chant de moi-même », les marées qui rythment la mer, et les battements du cœur, systole et diastole, et la fine horloge qui régit la circulation du sang dans les veines. Whitman comprit, de façon fondamentale, comment les vagues, se brisant sur le rivage, imitent les mouvements du cœur.
Dans « Chronique d’une décennie », dont une grande partie se passe sous l’occupation nazie d’Athènes, le poète grec Odysseus Elytis écrit que « durant les années de Buchenwald et d’Auschwitz », « (Henri) Matisse a peint les fleurs et les fruits les plus juteux, les plus succulents, les plus enchanteurs jamais rêvés, comme si le miracle de la vie même avait découvert qu’il pouvait se retrouver concentré en leurs seins pour toujours. Ils sont aujourd’hui bien plus éloquents que n’importe quelle nécrologie macabre. » Elytis suggère qu’ « Une littérature contemporaine entière a fait l’erreur de rivaliser avec les événements et de succomber à l’horreur au lieu de l’équilibrer, comme elle aurait dû le faire ». En effet, ses poèmes oscillent entre les pôles de la tradition pastorale (avec une inflexion surréaliste) et le travail de reportage — la même tension qui anime « Offre-moi le Soleil, sa splendeur et son silence ». Car les poètes doivent décider, aux moments critiques de leur vie, en temps de paix comme en temps de guerre, de se replier ou de se livrer : une caractéristique déterminante de la condition humaine. Un pas en arrière, puis un pas en avant, et vice versa, encore et encore ; dans cet intervalle résident nos espoirs et nos craintes.
—CM
Question
Les réactions de nature oxymorique que la guerre déclenchait chez Whitman sont parmi les plus délicates à traduire par des mots — pour exprimer comment on peut, tout à la fois, aimer et haïr la même chose, la trouver belle et effrayante, enrichissante et dévastatrice tout autant. Pensez à un événement ou une expérience qui a déclenché en vous ce type de réaction, et faîtes-en la description de façon à ce que le lecteur puisse ressentir combien cela a pu générer en vous des réactions profondément contradictoires.
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