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Avant-propos
Dans les années qui suivirent la guerre de Sécession, bon nombre de romans et de nouvelles émergèrent, dépeignant le mariage d’un Nordiste et d’un Sudiste. Miss Ravenal’s Conversion from Secession to Loyalty (1867) de John William DeForest fut peut-être le plus connu de ces ouvrages qui usent de la fiction et de son impact pour donner l’occasion aux gens du Sud et du Nord de pouvoir imaginer un nouveau type de rapports capables d’éradiquer les divisions et les inimitiés tenaces de la guerre : en imaginant le mariage de personnes des deux camps opposés de la guerre de Sécession, ces auteurs ont proposé un champ imaginaire qui permit aux lecteurs d’entrevoir le chemin vers la possible réunification des états. Whitman avait déjà commencé à imaginer un autre type de sentiment affectif entre les hommes dont il pensait qu’il pourrait, à l'époque — alors qu’il publiait tout d’abord ses poèmes « Calamus » en 1860 — empêcher une guerre civile. Ses poèmes « Calamus » exploraient les possibilités d’une expression plus large et nationale visant à reconnaître l’affection, la tendresse entre hommes, une libération des sentiments homo-érotiques qui avaient été longtemps relégués au pinacle de la répression. Alors que les femmes avaient toute liberté pour exprimer l’affection qu’elles ressentaient vivement pour d’autres femmes — se tenir la main, marcher bras dessus, bras dessous, s’embrasser, s’étreindre, et pourquoi pas s'écrire des lettres passionnées — les hommes, quant à eux, étaient éduqués à contenir toute marque d’amour envers un autre homme. On inculquait à l’homme que sa relation envers un autre homme devait s’articuler autour d’une concurrence virile, dès l’école, sur les terrains de sport; concurrence se répercutant même dans l’économie capitaliste de la survie du plus fort qui prône l’autonomie, l’ambition à tout prix, et, de plus en plus, la cruauté qui pourrait conduire au succès des affaires envers les concurrents. Pour que la démocratie prospère, Whitman croyait que cette religion de la compétition virile à tout crin devait être contre-balancée par une sorte d’exhortation à l’affection entre hommes. Il considérait que la montée de la haine entre le Nord et le Sud était la conséquence perverse de la concurrence virile qui rend fou. Quand il publia les poèmes « Calamus » tel un un nouvel opus dans Feuilles d’herbe en 1860, il espérait que le livre pourrait servir à éviter la guerre en proposant une solution toute simple — « l’affection » pour pallier les problèmes auxquels la jeune nation était confrontée.
Quand cet essai échoua, Whitman retravailla un de ses poèmes « Calamus » et le réhabilita tel un poème inspiré de la guerre de Sécession. Il le publia dans Battements de tambours, en y ajoutant le premier vers — « UNE VOIX prophétique, par delà le carnage » — et stipula que la voix prophétique était la sienne, la même voix qu’il avait élevée cinq ans plus tôt, lorsque, cette voix mettait en garde de façon tacite du carnage qui pourrait advenir par l’incapacité des hommes à aimer et à respecter le corps des autres hommes. Ce carnage avait, au moment où le poème fut publié, provoqué 1,5 million de victimes, l’horrible conséquence d’une concurrence sans garde fou : l’Amérique pouvait alors seulement parler « par delà le carnage », parce que les morts et les corps des hommes mutilés furent dispersés dans tout le pays (on en enterra encore beaucoup même durant les premières années qui suivirent la guerre) et sur les places des villes de la nation, où les amputés de guerre se rassemblèrent pendant des décennies. La guerre, ensuite, intensifia l’urgence de Whitman à croire qu’il fallait envisager une refonte radicalement nouvelle des idées américaines quant à l’affection et penser à remettre l’accent sur l’acceptation d’une intimité entre hommes : « Dans les maisons, dans les rues, la tendresse masculine deviendra coutumière. » Dans la prophétie de Whitman, les espaces publiques de l’Amérique accueilleraient le spectacle « des hommes se touchant avec tendresse », s’ouvrant, au lieu de reculer, au contact physique avec l’autre. Tous les problèmes politiques de l’Union, la sécession et la réunification, seraient résolus, croyait-il, non par les lois ou l’armée, mais par la libération de l’affectif physique réprimé : « La tendresse, quoiqu’il arrive, sauvera la Liberté. » Ceux qui cherchent des recours constitutionnels contre la haine dans les régions et contre la division passeront à coté du véritable enjeu : aucun « accord sur papier », aucune loi imposée « par les armes » ne permettraient à la nation fragilisée ni à « aucune chose vivante » d’être réunie. Au lieu d’une force « armée », la nation fraîchement reconstituée avait besoin des « bras » de ses jeunes hommes s’étreignant.
C’est ainsi que, ce qui avait été, dans les poèmes « Calamus » de 1860, une tentative désespérée pour inviter les jeunes hommes du Nord et du Sud à reconnaître les liens affectifs qui les unissaient afin d’éteindre l’inimitié qui était à vif et occire une éventuelle menace de guerre, devint, en 1865, la tentative de Whitman d’ouvrir un espace imaginaire de guérison comparable, et cependant radicalement différent du mariage-fiction d’après guerre, qui unit une belle du Sud à un vétéran de l’Union : Whitman, à la place, propose l’image salvatrice des hommes exprimant leur affection envers l’autre, parmi des régions anciennement en guerre —- « Celui du Massachusetts sera camarade de celui du Missouri ;/ Celui du Maine et celui de la Caroline chaude, et un autre de l’Oregon, formeront un trio fraternel. » C’est une vision d’une nation réunie, soudée et solide non pas tant grâce au recours de la loi que grâce au recours d’un nouvel homo-érotisme — des hommes aimant des hommes. Comme nous l’avons déjà vu, Whitman rencontra, dans les hôpitaux de la guerre de Sécession, la profonde expression de la tendresse chez les jeunes soldats blessés et agonisants ; il observa la camaraderie des soldats née sur les champs de bataille, il constata combien il leur devint facile, et ceci de plus en plus, d’appréhender le contact physique avec d’autres hommes, ainsi même la camaraderie toute simple des soldats confédérés dans les hôpitaux avec leurs homologues de l’Union. L’idée folle et puissante de Whitman était que l’amour qu’il éprouva alors survivrait à la guerre et rebâtirait la nation.
—EF
Une voix prophétique, par delà le carnage »
UNE VOIX prophétique, par delà le carnage, Ne perdez pas courage — La tendresse, quoiqu’il arrive, sauvera la Liberté ; Ceux qui aiment leurs prochains deviendront invincibles — Ils sauront mener Columbia jusqu'à la victoire. Fils de la Mère de tous les hommes, vous serez une fois encore victorieux ! Vous rirez encore de faire fi des attaques du reste de la planète. Aucun obstacle n’aura raison des amants de Columbia ; S’il le faut, mille s’immoleront sauvagement pour l’honneur d’un seul. Celui du Massachusetts sera camarade de celui du Missouri ; Celui du Maine et celui de la chaude Caroline, et un autre de l’Oregon, formeront un trio fraternel, Chacun sera pour l’autre plus précieux que toutes les richesses de la terre. Les parfums de Floride voleront, légers, jusqu’au Michigan ; Non pas les parfums des fleurs, mais bien plus subtils, ceux qui viennent de par delà la mort. Dans les maisons, dans les rues, la tendresse masculine deviendra coutumière ; Les plus casse-cou et les plus rustres s’aborderont avec délicatesse ; Le nœud de la Liberté passera par les amants, Le maintien de l’Égalité passera par les camarades. Ils vous attacheront et vous lieront plus fort que des cerceaux de fer ; Et moi, en extase, Ô camarades ! Ô pays ! Grâce à l’amour des amants, je vous unirai. Cherchez-vous à être dirigés par des avocats ? Ou par un accord sur papier, un contrat ? ou par les armes ? — Non — ni le monde, ni aucune chose vivante, ne se réunira ainsi.
Postface
Columbia est le nom que Whitman invoque pour l’Amérique d’après guerre dans le poème « Une voix prophétique, par delà le carnage », exprimant une union spirituelle basée sur l’affection née entre hommes : la camaraderie. Le nom vient, bien sûr, de Christophe Colomb, l’explorateur et colonisateur italien du Nouveau Monde, et il a été attribué à de nombreuses villes, choses et institutions en Amérique, y compris l’Université de Columbia, le District de Columbia, une rivière dans le Pacifique Nord-Ouest, une maison de disques, le module de commande grâce auquel les premiers hommes ont atterri sur la lune, une station de radio et une chaîne de télévision, un studio de cinéma, et la navette spatiale malchanceuse qui, en 2003, se désintégra lors de sa rentrée dans l’atmosphère. Columbiad, une variante du mot, fut le nom donné à un canon déployé dans les deux camps de la guerre de Sécession et dans De la Terre à la Lune, le roman de Jules Verne de 1865, à l’arme à feu fictive de l’espace qui pouvait tirer un obus d’aluminium capable d’envoyer des hommes sur la lune. En résumé, un nom moult fois décliné et utilisé qui, sous la plume du poète, devient l’image adéquate pour rassembler les hommes du Nord et ceux du Sud, transformant les combattants en camarades, les ennemis en amoureux.
L’inversion grammaticale dans le premier vers, (ajoutée cinq ans après la publication du poème dans l’édition de 1860 des Feuilles d’herbe), contient un calembour visuel : « carnage rose » peut être lu comme un nom et un verbe ou un nom composé — un cultivar, si vous voulez, créé spécialement pour le sol des champs de bataille regorgeant de restes humains. L’esprit corrige par lui-même le mot suivant, « prophétique », même s’il conserve une image de la fleur qui symbolise l’amour et la mort. C’est également un symbole de pureté et passion, de changement et de perfection : les éléments clés de la poétique et de la philosophie de Whitman. Enraciné dans cette terre électrisée, sa prédiction — « La tendresse, quoiqu’il arrive, sauvera la Liberté » — est sa façon d’éconduire le désespoir qui s’installe habituellement après la guerre. Ce qu’il prône est une approche radicalement nouvelle des liens qui structurent une société renaissant des cendres du sectarisme — l’efflorescence épanouie de l’amour homoérotique.
Celui-ci commence par « un trio fraternel », une version laïque de la Sainte Trinité, unissant les camarades (Dieux) à partir de trois points cardinaux : le nord, le sud et l’ouest. Appelez-les Liberté, Égalité, Fraternité : la devise de la Révolution française. La loi, dans cette conception de l’Amérique, n’est ni l’idée maîtresse d’une terre composée de peuples disparates, ni l’écho de la voix du jugement dernier. Car un accord couché sur le papier peut être déchiré ; la rédaction d’une constitution peut renfermer des erreurs ; la rupture du contrat social peut conduire à la guerre. Mais l’amour ? « Amérique, je mets mon épaule queer à la roue », déclara Allen Ginsburg, répondant à la l’appel de Whitman. Voilà le chemin de l’avenir.
—CM
Question
« All you need is love », écrivit John Lennon dans une chanson que les Beatles sortirent en 1967. La solution simple de Whitman à un problème complexe — « La tendresse, quoiqu’il arrive, sauvera la Liberté » — fut ce que bon nombre d'écrivains proposèrent avant et après lui. De nombreux auteurs se sont également intéressés à cette étonnante situation que les soldats vécurent, dans le feu de la bataille, à savoir, de puissants sentiments amoureux et de camaraderie envers leurs compagnons de guerre, ce que beaucoup décrivent comme étant l’amour le plus intense, le plus fidèle jamais ressenti. Whitman partagea probablement cette tendresse, cette affection profonde en temps de guerre. Discutez ici des différents aspects des sentiments de l’amour homo-érotique — l’amour des hommes pour d’autres hommes — relation qui paraît être admise dans la société américaine, approuvée et acceptée durant la guerre (et dans d’autres domaines où sévit la « concurrence virile », comme dans les sports d’équipe), mais qui est très différemment regardée hors du contexte de la guerre et des situations où règne la concurrence à tout crin, et qui n’est pas considérée comme un sentiment à encourager sous le prétexte qu’il pourrait empêcher la guerre.
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