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Avant-propos

An 1863 letter that Whitman wrote for a Civil War soldier named David Ferguson to his wife; Whitman signed the soldier’s name and added a note indicating he had been the scribe. Courtesy Walt Whitman Archive.
Une lettre que Whitman écrivit en 1863 à la femme d’un soldat de la guerre de Sécession nommé David Ferguson ; Whitman signa le nom du soldat et ajouta une note indiquant qu’il en fut le scribe. Archives de Walt Whitman.

Au cours des dernières années de la vie de Whitman, son célèbre poème — « Ô capitaine ! Mon capitaine ! » — à propos de l’assassinat d’Abraham Lincoln est devenu son œuvre la plus réimprimée et la plus mémorable, alors que les États-Unis sortaient de leur ère de reconstruction et que Lincoln commençait à être vénéré et idolâtré comme étant le « grand émancipateur ». Mais durant ces années de reconstruction, « Père, rentre des champs » a été le poème de Whitman qui, le plus souvent, fut inclus dans les toutes premières anthologies et les tous premiers manuels de littérature qui, aux Etats-Unis, sortaient à une fréquence soutenue durant les dix années qui suivirent la guerre de Sécession. Faire le récit d’une mère qui reçoit une lettre l’informant que son fils a été blessé au cours d’une bataille, est un modèle de poème qui, en tous points, répond aux conventions de la littérature sentimentale : tout est fait pour déclencher les larmes et inspirer une réflexion autour de la mort, de l’amour maternel, des espoirs déçus (un auteur de manuel a dit que le pouvoir du poème résidait dans « une scène vivante et émouvante au sein d’un foyer »). Whitman reçut même des lettres de jeunes femmes qui se souvenaient encore avoir entendu leurs professeurs déclamer — « Nous, les garçons et les filles, étions jeunes et joyeux, mais nous n’avons pas manqué de tous ressentir l’air frais de la campagne, et aussi l’immense et profonde tristesse .... Le poème terminé, je ne peux nous imaginer bouger d’un iota, un silence nous était nécessaire, et soudain éclataient les applaudissements qui sortaient du cœur des filles et des garçons et qui surprirent le professeur » — jeunes cœurs qui, eux aussi, à leur tour, ont dit le poème et ont ému leurs auditoires jusqu’aux larmes. Il captura le sentiment profond occasionné par la perte d’un être cher que des centaines de milliers de familles à travers le pays ressentaient durant ces années de reconstruction âpres et tristes, et le poème contribua à redorer l’image de Whitman. Il était encore un avant-gardiste radical — ce poème était, après tout, dépourvu de rimes, ne suivait pas les codes de la versification, mais, toutefois, déployait un éventail de valeurs qui rassurèrent et confortèrent bon nombre de lecteurs et qui aussi suscitèrent des réactions émotionnelles qu’approuvait la société.

Whitman situe le poème dans l’Ohio, un état qui échappa aux grandes batailles à l’intérieur de ses frontières, mais qui, en revanche, envoya plus de 300 000 de ses jeunes hommes à la guerre. Plusieurs milliers ne revinrent jamais, et ce poème permet le témoignage fidèle d’un décès au sein d’une famille traditionnelle de l’Ohio. Les champs des fermes de nombreux États devinrent champs de bataille et champs de mort, où les soldats furent enterrés dans les terres, leurs sangs et leurs corps par leur décomposition allaient former le composte et le futur nutriment du pays (comme Whitman nous le rappelle dans « Sans oublier le million de morts, triste bilan »). Dans l’Ohio, cependant, la terre des champs n’accueillit aucun mort, et la moisson de l’automne ne fut pas hantée par les cadavres des soldats : au lieu de ça, le poème commence par, « tout respire le calme et la beauté — et la ferme est prospère itou. » Mais, en aucun endroit, la nation ne fut épargnée par la mort en masse résultant de la guerre, et c’est ainsi que Pete, le fils de cette famille d’agriculteurs, jamais ne reviendra et jamais ne s’occupera des terres fertiles de son père. L’une des filles de la famille invite son père à quitter les champs parce qu’une lettre de Pete est arrivée, puis le père s’évapore tout simplement du poème et nous nous retrouvons dans le corps de ferme où sont maintenant rassemblées la mère et les filles afin d’ouvrir la lettre de Pete.

Les sons du mot « Ohio », de Sénèque, qui étaient innofensifs et sonores, se fracturent soudain en éclats verbaux, échos de la douleur, comme lorsque le « O » est amputé du nom de l’État et devient le cri isolé de la mère : « Ô, je ne reconnais pas l’écriture de notre fils, mais c’est signé de son nom ; Ô, une main inconnue a écrit pour notre cher fils — Ô, comme l’âme de la mère pleure ! » Nous avons déjà vu combien les lettres que Whitman écrivit pour les soldats blessés et agonisants étaient l’un des fidèles services qu’il rendait dans les hôpitaux de Washington, et ce poème ne pouvait être écrit que par une personne qui avait profondément réfléchi à l’impact de ses propres lettres, écrites au nom des soldats trop malades, trop faibles pour les écrire eux-mêmes, une personne qui avait bien imaginé que lorsque les familles des soldats les recevraient, elles verraient immédiatement que la lettre avait été écrite par « la main d’un étranger ». Nous nous souvenons comme Whitman fut parfois amené à signer à la place du soldat sur ces lettres, beaucoup en effet n’avaient plus ni de mains, ni de bras, ou étaient tout simplement trop faibles pour écrire d’eux-mêmes. Dans ce poème, Whitman appréhende et imagine sérieusement le sentiment horrible, en ouvrant la lettre et parce que l’écriture ne témoigne pas du corps qui aurait dû en être responsable, ce sentiment horrible qui fait deviner que le corps du soldat est en fait déjà mort au moment où la lettre arrive — en quelque sorte déjà absent comme l’absence de la main familière qui aurait dû écrire la lettre. Le nom même du soldat apparaît sous la plume d’ « une main étrangère », et le nom défait de sa chair annonce la perte d’identité. Dans le poème, quand la mère tente de lire la lettre, elle aussi ne peut lire que par bribes : « Sa vue se trouble —traversée d’éclairs noirs — elle ne parvient plus qu’à lire quelques mots principaux ; Des phrases brisées. » Elle ne peut que saisir certaines parties du texte désincarné, de phrases amputées; c’est ainsi que cette lettre lui apparaît telles les quelques pièces d’un puzzle dont elle ne connaît que trop l’image reconstituée, à savoir, celle du corps brisé de son fils et sans l’espoir d’une quelconque issue. Ce qu’elle est incapable de voir dans la lettre est le mot « je », parce que, s’il est bien là, il est aussi écrit par cette « main étrangère », et le chaos de la lettre, l’absence de trace du corps de Pete dans les mots qui prétendent être les siens, empêchent la mère de ressentir une identité cohérente. Bien que la « lettre » stipule que Pete « ira mieux bientôt », la mère sait pertinemment qu’il n'est déjà plus là. La forme chaotique de la lettre parle plus clairement et plus spécifiquement que les mots eux-mêmes.

Tout les produits de cette ferme fertile de l’Ohio, en cet « automne » prometteur et saison de la moisson, ne peuvent à présent soutenir personne. Le père a disparu, quittant son champ et chemin faisant, (exactement comme Pete est parti pour se rendre sur d’autres champs), et la mère, maintenant, « sans toucher à son repas », renie tout de la prospérité de la ferme et se dirige inexorablement vers la même « retraite » que Pete a décrétée —- cette dissipation de l’identité que la lettre, parmi tant d’autres que Whitman fut triste de devoir écrire, se révèle par le simple fait qu’elle était de la main de Whitman et non de celle du soldat.

—EF

« Père, rentre des champs »

Père, rentre des champs, une lettre de notre Pete
est arrivée ;
Et va jusqu’au seuil de ta maison, mère — une lettre
de ton cher fils t’attend.

Vois, l’automne est là ;
Vois, comme ses arbres d’un vert profond, plus jaunes et plus rouges aussi,
réveillent et habillent de douceur les villages de l’Ohio avec leurs feuilles
voltigeant au vent léger ;
Vois ces pommes mûres accrochées aux arbres des vergers, et les raisins qui
pendent aux vignes palissées ;
Respirez-vous le parfum du raisin sur les vignes ?
Respirez-vous l’odeur du sarrasin, où les abeilles bourdonnaient il y a peu ?

Sans tarder, mirez le ciel, si serein, si limpide après
la pluie, et ses merveilleux nuages ;
À ses pieds aussi, tout respire le calme et la beauté — et la
ferme est prospère itou.

Ici bas, les champs prospèrent allègrement ;
Mais maintenant, rentre des champs, père — obéis
à l’appel de ta fille ;
Et va sur le seuil, mère — va sur le seuil de ta maison,
et sans tarder.

Aussi vite qu’elle le peut, elle se précipite — pressentant le mauvais présage—
les jambes tremblantes ;
Elle ne s’attarde pas à lisser ses cheveux blancs, ni à ajuster
son bonnet.

Ouvre vite l’enveloppe ;
Ô je ne reconnais pas l’écriture de notre fils, mais c’est signé de son nom ;
Ô une main inconnue a écrit pour notre cher fils — Ô comme l’âme de la mère pleure !
Sa vue se trouble — traversée d’éclairs noirs — elle ne parvient plus
qu’à lire quelques mots principaux ;
Des phrases entrecoupées — une blessure à la poitrine suite à une fusillade, la cavalerie
échauffourée, transporté à l’hôpital,
Pour le moment faible, mais ira mieux bientôt.

Et maintenant, voilà devant moi, une silhouette,
Parmi l’opulente et vibrante Ohio, avec toutes ses villes, ses fermes,
Un visage d'un blanc blafard, la tête lourde, très faible,
qui se penche à travers le chambranle d’une porte.

N’aie pas tant de peine, chère mère, (la fille, à peine grandie,
parle entre deux sanglots ;
Les petites sœurs se blottissent, sans voix, interdites ;)
Lis-donc, très chère mère, la lettre dit, Pete ira mieux bientôt.

Hélas, le pauvre garçon, il n’ira jamais mieux, (peut-être
vaut-il mieux ainsi, cette âme brave et simple ;)
Alors qu’elles se tiennent sur le seuil de la maison, il est déjà mort ;
Leur seul fils est mort.

Et la mère qui a besoin d’aller mieux ;
Elle, si mince, toute de noir vêtue, à présent ;
Le jour, sans toucher à un plat — la nuit, dormant par à-coups,
se réveillant fréquemment,
En pleine nuit, réveillée par ses pleurs et la nostalgie d’un désir tenace,
Ô, si seulement elle pouvait quitter ce monde subrepticement — sans bruit,
S’en échapper pour se retirer,
Pour suivre, rechercher, se retrouver avec son cher fils mort.
Pour aller rejoindre, aller retrouver son fils, être aux côtés de son cher fils disparu.

Postface

Nous savons pertinemment bien qu’il est ardu de déterminer les influences poétiques. Les affinités spirituelles, le tempérament, le goût, la langue, la localisation, l’appartenance ethnique, l’identité sexuelle, la politique — tout ceci contribue à constituer, de façon mystérieuse, l’héritage d’un poète, qu’il ou elle peut ne pas revendiquer ou même reconnaître. Gerard Manley Hopkins, le prêtre jésuite et poète, fait admirablement exception à la règle. « J’ai toujours su en mon cœur que l’esprit de Walt Whitman était plus proche du mien que de celui de tout autre contemporain », écrivit-il à un ami en 1882. « Comme c’est un très grand scélérat, ce n’est pas une confession agréable. » Même si « Père, rentre des champs » fut l’un des trois seuls poèmes de Whitman que Hopkins consentit à lire, les allitérations et les contraintes marquées contenues dans le titre et le premier vers participèrent à l’inspirer et à proposer, à son tour, son propre « sprung rhythm » : « rythme abrupt ou haletant », distinct, une avancée prosodique aussi importante pour la poésie anglaise que les vers libres de Whitman. Hopkins rejeta le vers de Whitman telle une « prose rythmée irrégulière », mais sa compréhension élargie de rythmes iambiques ne fut pas moins radicale ; des deux côtés de l’Atlantique, ces hommes ouvrirent de nouveaux espaces sonores pour écouter la poésie, redynamisant une forme d’art qui était devenue obsolète.

Parfois, un poète peut être influencé par le travail mineur d’un autre poète, prenant du plaisir grâce à une seule phrase, une cadence, ou une combinaison de sons : l’allitération de « fields, father », par exemple, peut avoir excité l’oreille imaginative de Hopkins quand il composa « Le Faucon crécerelle », qui commence avec « J’ai croisé ce matin le favori du matin, / le dauphin du royaume de la lumière du jour, le Faucon tacheté arraché à l’aurore », et se termine par « Effondrés, effrontés, balafrés de vermillon doré. » Le sujet principal de ces deux poèmes, et en effet sa qualité, ne pouvait pas être plus dissemblable : Le chant extatique de Hopkins à la gloire du Christ notre Seigneur est un essai magistral sur les façons dont son « cœur en secret / S’est ému d’un oiseau — la réalisation, la maîtrise d’une chose », tandis que la description fictive (et un peu plus classique) de Whitman de la réaction d’une famille recevant la dernière lettre de leur fils qui leur est adressée, suscite des émotions plus tristes. La mère affolée, qui, tout comme la Vierge Marie a perdu son fils unique, ne trouvera aucun réconfort religieux, aucune consolation en réponse à sa douleur, aucune bonne raison pour ne pas elle aussi suivre les morts sous terre. La lettre écrite par un étranger, comme les milliers de lettres que Whitman écrivit lui-même, arrive au cours de la moisson d’automne, et la fertilité de ces champs ne manque pas de rappeler les multiples cadavres des soldats confédérés et de l’Union dans d’autres champs: la moisson la plus sinistre imaginable.

La description de Whitman du choc de la mère — « Un visage d’un blanc blafard, la tête lourde, très faible, / qui se penche à travers le chambranle d’une porte. » — rappelle deux vers incontournables dans « Chant de moi-même » : « Libérez les portes de leurs gonds ! » et « Je me penche et me prélasse à ma guise ... observant un brin d’herbe d’été. » Par cette combinaison d’idées axées sur sa poétique d’avant-guerre, il se rapproche de Hopkins, qui un matin se « réveille et ressens la férocité de l’obscurité, et non le jour. » Le principe même de la célébration de Whitman du soi et de l’univers a été bouleversé par la guerre qui a laissé d’innombrables hommes et femmes, en deuil, désespérés de « quitter ce monde subrepticement — sans bruit ». Chantez donc cela.

—CM

Question

« Rentre des champs, père » est un poème qui parle de la corrélation étroite que les gens ressentaient souvent entre l’écriture d’une personne (le texte particulier qui définissait l’auteur, de sorte qu’en balayant du regard les signes caractéristiques de l’écriture d’une personne, vous pouviez déceler l’auteur) et l’identité de la personne qui écrivait. Nous avons perdu une partie de ce rapport sûr et rapide entre l’écriture d’une personne et son identité à l’ère numérique où la plupart de nos communications se font par le biais de messages électroniques et dactylographiés. Nous sommes, en revanche, toujours attachés aux documents écrits à la main, et les manuscrits des auteurs restent empreints d’une aura et d’un mystère certains. Il existait des milliers de « graphologues », qui déclaraient pouvoir décrire le caractère d'une personne en lisant leur texte. Pensez à l'écriture d'une personne en particulier que vous pouvez immédiatement identifier quand vous la lisez, et examinez ce qui vous permet de réaliser cette identification. Comment pouvez-vous définir votre relation avec l’écriture de cette personne, avec la « main » de cette personne ?

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