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Avant-propos

A page from Whitman’s 1863 Civil War notebook, containing the draft of lines that would find their way into “A Veteran’s Vision.” Library of Congress, Thomas Biggs Harned Collection of the Papers of Walt Whitman. Scan courtesy of the Walt Whitman Archive.
Une page du carnet de notes de Whitman sur la Guerre de Sécession, datant de 1863, et contenant l’esquisse des vers qui allaient trouver leur place dans « La Vision de l’Ancien Combattant ». Library of Congress, Collection des documents de Walt Whitman de Thomas Biggs Harned. Archives de Walt Whitman.

Dans un carnet de notes datant de 1863, Whitman recueillit ses aventures à Fredericksburg, en Virginie, où il était venu pour trouver son frère George, blessé, et il en profita pour collecter de nombreuses histoires de batailles et de camps qu’il entendit de la bouche des soldats, lors de son séjour. Nombre de ses poèmes de guerre sont nés de ces notes, et sur une page, il établit la liste des « scènes, sons, etc. » d’ « une bataille ». Il n’est pas si simple de savoir si Whitman a rassemblé les souvenirs d’un ou de plusieurs soldats ou s’il a lui-même imaginé ces sons, se basant sur les récits des batailles qu’il entendit. Mais, pour finir, il puisa copieusement dans cet inventaire de sons de bataille pour écrire son poème obsédant « La Vision de l’Ancien Combattant » où les sons n’ont de cesse de hanter le vieux soldat, alors même qu’il est à demi-éveillé chez lui, avec sa femme endormie à ses côtés et son bébé aussi. Par un agencement astucieux de ces sons de bataille, Whitman nous laisse en compagnie d’un narrateur qui, bien des années après la guerre, alors qu’il se trouve au confort et que son environnement est réjouissant, revit chaque soir l’horreur d’une bataille. Nous avons déjà parlé de la tendance oxymorique dont Whitman use quand il écrit sur la guerre, de cette façon qu’il aborde et l’amour et la mort, et la beauté et l’horreur, et l’affection et la violence, de cette façon qu’il a toujours de les mêler et de les faire se fondre l’un dans l’autre. Dans ce poème, nous voyons comment il arrive à ce que figurent ensemble deux domaines apparemment distincts, différents, à savoir, la maison familiale et le champ de bataille et à les marier l’un avec l’autre, en n’oubliant pas d’y introduire d’horribles souvenirs de guerre et aussi une réalité rassurante, de l’après-guerre, d’une maison familiale. Durant le poème, nous découvrons comme il demeure impossible de jouir de ce présent même s’il est réconfortant, tant y sont accolés les sons, l’excitation et la terreur des batailles de naguère.

Dans un poème si soucieux des sons, il est compréhensible que Whitman nous invite à goûter l’art avec lequel le sens des mots aussi s’interpénètrent et à apprécier le passage savant d’une situation à une autre. Dans un demi-sommeil, le premier son que le vétéran entend dans le « dans le silence » et « dans l’obscurité » est « le souffle de mon enfant », et ce son rassurant — ce son parlant de l’espoir de sa nouvelle vie d’après-guerre génère une cascade d’autres sons : les respirations rapides, répétées, rythmiques du nourrisson deviennent « le son sec des balles de fusil t-h-t ! t-h-t ! » et peut-être qu’après tout, la joyeuse envie du nourrisson à apprendre à ramper se superpose, se fond à celle des « tirailleurs » pendant la bataille qui « progressent avec prudence, en rampant ». Même le mot « enfant », par lui-même, nous amène à penser à « l’infanterie mobile qui se hâte » ( les mots ont les mêmes racines et signifient tous deux « débutants », en effet, l’infanterie était bien souvent composée des soldats les plus jeunes et les plus inexpérimentés). La diction des souvenirs de l’ancien combattant est bizarrement liée, encore et encore, à la diction relative à l’enfance — « une étrange accalmie » (« lull ») durant la bataille peut rappeler la berceuse qui a probablement permis à l’enfant de s’endormir (« lullaby ») ; « le crépitement des armes de petit calibre » pourrait aussi faire écho au trottinement de l’enfant sur ses frêles bras (« patter of small arm ») et (« the pitter-patter) ; « les cris d’un régiment qui assaille » nous incitent à penser aux pleurs de l’enfant qu’actuellement le vétéran entend dans sa vie de tous les jours. Nous nous rendons compte que les domaines antagonistes où l’ancien combattant habite — le martial et le marital — semblent si différents l’un de l'autre, or leur phonétique et leur orthographe diffèrent du fait de la place inversée de deux petites lettres. Le vétéran, à la différence de sa femme et de l’enfant, vit dans deux domaines simultanément ; il nous dit que « les guerres sont maintenant bien loin derrière nous », mais en déformant la syntaxe « over long » au lieu de « long over » cela nous permet d’apprendre que, si la guerre est bien loin derrière nous depuis maintenant des années déjà, elle est malgré tout et bien « de longue durée » car présente encore et bien-après l’arrêt officiel de toute hostilité et de la signature du traité à Appomattox, toujours aussi vivace, en fait, et ce, jusqu’à la fin de la vie du vétéran.

Ce poème répond à une autre des structures de longue et unique phrases qu’affectionne Whitman, où la scène d’ouverture décrivant un confort domestique glisse inexorablement vers les souvenirs abrupts, que quelques parenthèses viennent interrompre et qui participent à conduire la mémoire à basculer dans le passé de l’ancien combattant qui doit durement combattre pour tenter de l’ignorer, pour ne pas en être marqué, pour pouvoir simplement continuer à vivre : il voit « les trouées envahies par les salves de l’ennemi, (remplies, sans relâche — ni temps mort ;) » et nous nous rendons compte que les « trouées » ici sont, tel un euphémisme, une sorte de parade linguistique protectrice, afin de tenir à distance l’image des corps brisés que ces « trouées » inspirent, trouées qui sont « remplies, sans relâche » par les corps d’autres soldats encore (même le « e » qui est élidé dans le mot « fill'd » est une petite trouée orthographique). C’est seulement plus loin dans le poème, bien séparé, avec soin, et dans un autre jeu de parenthèses, que le vétéran laisse entrevoir ce que ces « trouées » sont réellement (« les blessés, et leur sang qui ruisselle »), comme il se rappelle à lui-même « je ne les compte plus ».

Au milieu de ce « chaos plus fort que jamais » du souvenir de cette bataille, le vétéran se surprend (dans une autre parenthèse) à être, à un certain endroit, excité par « le bruit du canon » et à ressentir une « exultation diabolique » et même une « joie de naguère, hystérique, aux tréfonds de mon âme ». En d’autres mots, il prend conscience que l’expérience de la guerre lui a fait perdre toute confiance, même dans sa nouvelle maison avec sa femme et son enfant, qu’il n'arrivera jamais plus à être totalement chez lui vraiment et que, nuit après nuit, et même en sa couche conjugale, les bruits du bonheur domestique se transformeront en des sons martiaux de combats, le transportant vers une autre demeure, plus dangereuse, plus scabreuse et plus ensorcelante que tout ce qu’il peut trouver dans sa vie d’après-guerre. Le poème se termine en faisant référence au « Star-Spangled Banner » de Francis Scott Key (non pas l’hymne national officiel qui exista jusqu’en 1931, mais un hymne populaire et non officiel des années 1820), qui nous fait nous rappeler que, comme l’ancien combattant, les Américains, dans leur vie de tous les jours, même loin des scènes de bataille, continuent, par le base-ball, par le super Bowl, de se rassembler et ravivent la mémoire des « bombes (qui) éclatent dans les airs » et le rappel visuel des « fusées multicolores », avec leur « lueur couleur sang ».

—EF

« La Vision de l’Ancien Combattant »

ALORS que ma femme, à mes côtés, s’est assoupie et que les guerres sont 
maintenant bien loin derrière nous,
Et que ma tête repose sur l’oreiller à la maison, et que minuit, mystique, 
passe,
Et que dans le silence, dans l’obscurité, j’entends, à peine, le souffle de 
mon enfant,
Là, dans la chambre, sortant de mon sommeil, cette vision n’a de cesse de 
me hanter :
Un véritable combat s’engage qui envahit mon esprit, irréel ;
Les tirailleurs ouvrent le feu — ils progressent avec prudence, en rampant 
—
J’entends les coups de feu irréguliers ! encore et encore !
J’entends le bruit des missiles — le son sec des balles de fusil t-h-t! t-h-t ! ;
Je peux voir les obus exploser, lâchant des petits nuages blancs —
J’entends les gros obus hurler à leur passage ;
J’entends la mitraille aussi, mugir, vrombir tel le vent à travers les arbres, 
(célère, impétueuse, la bataille fait rage maintenant !)
Toutes les scènes des batteries qui, d’elles-mêmes se présentent à moi dans
tous leurs détails ;
Le fracas et les fumées — la fierté des hommes ainsi armés ;
L’artilleur en chef évalue la distance et aligne son arme, et choisit le 
projectile du moment ;
Après le tir, je le vois se pencher sur le côté, et regarder fiévreusement pour 
en constater l’effet ;
— Ailleurs encore, j’entends les cris d’un régiment qui assaille —
(Le jeune colonel mène l’attaque lui-même cette fois, et brandit son épée ;)
Je vois les trouées envahies par les tirs de l’ennemi, (remplies sans relâche — 
ni temps mort ;)
Je respire la fumée suffocante — puis les nuages ​​plats qui rasent le sol, 
masquant tout ;
Maintenant, une étrange accalmie s’est installée pour quelques secondes, 
pas un coup de feu tiré d’aucun côté ;
Puis le chaos surgit à nouveau, plus fort que jamais, avec ses cris 
impétueux, des officiers lançant leurs ordres ;
Tandis que, venant de l’autre coté du champ, le souffle du vent porte
une salve d’applaudissements jusqu’à mes oreilles, (un succès sans nul 
autre pareil ;)
Et toujours le bruit du canon, proche ou lointain, (réveillant, même en 
plein rêve, une exultation diabolique, et toute la joie de naguère, 
hystérique, aux tréfonds de mon âme ;)
Et toujours l’infanterie mobile qui se hâte, changeant ses positions —
les batteries, la cavalerie, se déplaçant de toutes parts ;
(Ceux qui tombent, qui agonisent, je ne les compte plus — les blessés, et 
leur sang qui ruisselle, je ne les compte plus — certains à l’arrière qui 
boitillent ;)
La saleté, la chaleur, l’assaut — les aides-de-camp au galop, ou à pleine 
allure ;
Avec le crépitement des armes de petit calibre, le bruit du chargement des 
fusils s-s-t, (je les entends ou je les vois dans ma vision,)
Et les bombes qui éclatent dans les airs, et pendant la nuit les fusées 
multicolores.

Postface

 

L'écrivain italien Primo Levi croyait que les survivants des camps de concentration nazis se divisent en deux groupes : ceux qui pouvaient chasser de leur esprit les terribles événements dont ils ont été témoins et dont ils ont souffert, et ceux qui ne le pouvaient pas. Les écrits célébrés de Levi au sujet de son emprisonnement à Auschwitz, y compris Si c’est un homme, Les Naufragés et les rescapés, et Le trou noir d’Auschwitz, témoignent de son effort continu de décrire la cruauté nazie, qu’il ne pouvait pas oublier — et qui a peut-être contribué à son suicide en 1987. Les soldats et les diplomates, les journalistes et les humanitaires — tous rappellent leurs expériences de guerre de la même façon compliquée ; d’où la solidité bien connue des liens noués durant la guerre, qui unissent les combattants et les citoyens longtemps après que le dernier coup fut tiré. « La Vision de l’Ancien Combattant », monologue dramatique de Whitman écrit du point de vue d’un artilleur, est une reconstitution qui met en scène les horreurs de la guerre, ainsi qu’une forme d’exorcisme au nom de ceux qui infligent la mort et la souffrance à leurs ennemis. Son monologue intérieur sert ainsi non seulement le projet poétique et, par la même occasion, est doté de vertus thérapeutiques : débarrasser l’imagination des démons est un projet qui occupe une vie entière.

Une nuit, dans son lit, l’artilleur est réveillé par une vision de la guerre qui le hante — les sons et les visions de la bataille, qu’il inventorie, alors que sa femme dort à ses côtés :

J’entends les coups de feu irréguliers ! encore et encore !

J’entends le bruit des missiles — le son sec des balles de fusil t-h-t ! t-h-t ! ;

Je peux voir les obus exploser, lachant des petits nuages blanc —

J’entends les gros obus hurler à leur passage ;

J’entends la mitraille aussi, mugir, vrombir tel le vent à travers les arbres, 

             (célère, impétueuse, la bataille fait rage maintenant !)

Voici les sortes de détails sensoriels qui se logent à jamais dans la mémoire ; tout comme « la fumée suffocante » qu’il respire à nouveau et l’ « étrange accalmie » qui s’installe sur le champ de bataille, la trêve qui rend la reprise des combats encore plus insupportable. Il est courant de dire que la guerre est faite de longues périodes d’ennui ponctuées par des moments d’effroi, et Whitman relance maintenant le sujet en parlant des applaudissements, des canons et des armes de petit calibre. Nous n’apprenons pas si la bataille est gagnée ou perdue, mais seulement qu’elle persiste dans sa mémoire comme un rêve éveillé.

Notez que le monologue se compose d’une seule phrase — des centaines de mots répartis sur vingt-sept vers, délimitant un « véritable combat … qui envahit » l’ « esprit, irréel » de l’ancien combattant, et qui ne se termine pas. C’est ainsi, bien sûr, que la guerre hante les esprits de ceux qui sont condamnés à se souvenir jusqu’à leur dernier souffle de ce qu’ils ont vu, ont fait et dont ils ont souffert. Des centaines de milliers de ces hommes sont ont réintégré la vie civile après la bataille de Appomattox Court House, et parmi les nombreuses vertus poétiques de Whitman figurait sa détermination à trouver les mots pour les guérir, lecteur après lecteur.

—CM

Question

Dans « La Vision de l’Ancien Combattant », Whitman présente un soldat souffrant de ce que nous pourrions appeler aujourd’hui TSPT (trouble de stress post-traumatique). Nous reconnaissons cela maintenant comme un trouble mental déclenché par un événement traumatique, souvent une expérience de guerre ; Le TSPT est marqué par des flashbacks et des cauchemars, tel l’événement que l’ancien combattant décrit dans le poème de Whitman. Durant la guerre de Sécession, Whitman, lors de ses visites aux soldats blessés dans les hôpitaux, écouta les amputés décrire un phénomène que les médecins allaient nommer « membre fantôme » — la sensation que le membre manquant est toujours relié au corps et peut donc ressentir la douleur ainsi que les autres sensations. Le TSPT et le « membre fantôme» sont médicalement des dommages de santé qui participent à notre compréhension du ressenti du vétéran qui pleinement vit une bataille qui n’a plus « vraiment » lieu. Cherchez dans vos histoires personnelles des cas comparables, une expérience que vous vivez totalement alors qu’elle n'existe plus. Comment avez-vous vécu cette expérience ? Fut-elle réconfortante, effroyable, troublante, réparatrice ?

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