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Avant-propos

Whitman’s mother, Louisa Van Velsor Whitman; courtesy Library of Congress.
Louisa Van Velsor Whitman, la mère de Whitman. Bibliothèque du Congrès. 

Nous sommes en guerre depuis trois ans et à une année de son terme, Whitman est à bout. Par cette lettre intime adressée à Louisa Van Velsor Whitman, sa mère, Walt se laisse aller à parler de ses émotions. S'il a si souvent contenu sa douleur et son tourment, et si, dans ses écrits publiés sur la guerre de Sécession, il les a exprimés qu'entre parenthèses, ici, dans cette lettre, il leur donne libre cours : « Je n'ai pas pu retenir mes larmes.... Mère, ce genre de choses, c'est bien assez pour sentir son cœur se serrer.... Je suis submergé par des émotions douloureuses, et ce, la majeure partie du temps — les choses vont de mal en pis, tant de malades en souffrance.... Mère, j'essaierai d'être plus gai, la prochaine fois — mais il faut avouer que je vois tant de choses. » Les lettres de Whitman à sa mère sont parmi les documents les plus émouvants, les plus touchants ; la relation privilégiée, serrée qu'il entretient avec elle lui permet de s'exprimer très souvent d'une façon remarquablement ouverte, transparente.

Nous pouvons ressentir, au travers de cette lettre, les importantes responsabilités dont Whitman se sentait investi — responsabilités envers sa nouvelle famille à Washington DC, cette famille qui s'était constituée au fil de ses visites aux soldats mourants et blessés de la guerre de Sécession qu'il faisait, dans les hôpitaux, jours et nuits — responsabilités aussi vis à vis de sa famille biologique de retour à Brooklyn, qui, elle aussi, souffrait de dépression et dont les liens étaient précaires. Quelques mois à peine, avant cette lettre, André, le frère de Whitman qui fit la guerre assez brièvement, mourut des suites de tuberculose chez lui à Brooklyn, laissant derrière lui ses deux enfants et sa femme enceinte, sa femme Nancy qui devint peu de temps après prostituée. Jesse, le frère aîné de Walt vivait au sous-sol de la maison familiale des Whitman, avec sa mère Louisa et Eddy, le plus jeune frère de Walt, qui souffrait de déficience mentale ; Jesse, qui, bientôt, allait incorporer une institution, devenait de plus en plus violent et menaçant avec les enfants et la femme du frère de Walt, Jeff, qui lui, vivait à l'étage. Quant à George, un autre frère de Walt, encore soldat, il participait aux batailles particulièrement dangereuses de la guerre et fut rapidement fait prisonnier de guerre — Whitman et sa mère se faisaient continuellement du souci pour lui. La santé de Louisa, aussi, était une source d'inquiétudes permanente pour Walt. Griffonnée en haut de cette lettre, se trouve la trace de cette inquiétude : « Je me fais du souci à votre sujet » — Comme la nation, la famille de Whitman allait se déliter.

Son plus grand malaise, cependant, fut la croissance de la population des soldats blessés et mourants à Washington. Puis, et ceci arriva de plus en plus chez Whitman, c'est qu'il fut submergé, dépassé par le nombre impressionnant d'hommes (il estima, une fois, qu'il avait rendu visite à 100.000 soldats blessés et mourants au cours des deux dernières années de la guerre), et pour garder sa santé mentale, il restait très attentif — ainsi qu’il le dit dans sa lettre — aux innombrables inconnus, à chaque cas particulier qu’il était amené à rencontrer, apportant un peu de confort, offrant des cadeaux, écrivant les lettres à leur place, tout ceci, malgré ses rapports assez succincts. Il griffonna le nom de chacun et les détails de chaque vie dans des carnets de notes qu'il emportait toujours avec lui. Il leur a donné de l'amour et leur a permis de croire en leur identité. Mais, dans cette lettre, il devient terrassé dès qu'il en vient à parler du soldat qui meurt avant de pouvoir être identifié, qui meurt sans nom, sans famille à qui écrire, sans la moindre étreinte, sans le moindre baiser du poète barbu qui ne tarda pas à devenir, pour chacun d'eux, le père, le frère, le camarade, la mère, l'infirmier, l'écrivain de circonstance — qui devenait celui qu'il fallait être. En cette nuit, cependant, alors qu'une pluie torrentielle s'abat et que, plus de 600 soldats estropiés entrent dans la capitale pour rejoindre les hôpitaux, Whitman s'attache alors à « un pauvre garçon », petit et frêle, qui meurt avant qu'on n’ait pu l’identifier, qui meurt sans la preuve de qui il est, qui meurt — ainsi que Whitman, dévasté, le dit —« parfaitement inconnu ».

Nous nous souvenons de « Sans oublier le million de morts, triste bilan », comment Whitman nous parle, alors qu'il enquête sur le nombre croissant de cimetières de guerre, au sujet du « mot important Inconnu », et comment « dans certains des cimetières presque tous les morts sont des inconnus ». Chaque jeune soldat mort pendant la guerre est, et ce réellement, un inconnu, puisque sa vie ne fut pas assez longue pour qu'il ait eu le temps de construire son identité, l’achever. Mais certains soldats, comme celui que Whitman perdit durant cette nuit venteuse de Mars, sont inconnus dans un sens encore plus entier, perdus parce qu'ils n'ont pas reçu les soins et l'amour que Whitman avait à leur donner et il ne reste donc aucun souvenir. Et maintenant, il sait qu'il est là pour donner, comme beaucoup le font autour de lui. Il constate une montée d'insensibilité chez les soignants, une sécheresse dans leur relationnel et une indifférence face à la souffrance qu'ils rencontrent et qui amène Whitman à écrire « Je crains que le monde ne finisse par me glacer d'effroi ». Comme ce soldat sans nom qui tombe dans l'oubli pour toujours, malgré sa jeunesse et sa fragilité et qui semble aux yeux du poète un « pauvre, pauvre enfant », Whitman met le doigt aussi sur sa propre dépendance à son enfance avec sa mère et, le temps de cette lettre, il livre ses peurs, son désespoir et ses larmes aussi. Le lendemain, il recommençait et partait en quête d'autres soldats à chérir parmi les mourants, leur faisant la promesse de ne jamais les oublier et de parler d'eux ; Il absorbera leurs larmes, il prendra sur ses épaules leur peurs, leurs désespoirs, tout comme Louisa, durant cette nuit, prendra le trouble de Walt sur les siennes.

—EF

Whitman à Louisa Van Velsor Whitman, le 29 mars, 1864

Washington 

Mardi après-midi 29 mars,

Bien chère mère,

J’ai à nouveau écrit à George à Knoxville — Là-bas, tout semble, à ce jour, calme — Ici, nous pensons qu’au printemps, nos forces vont être multipliées, et que tout sera mis en œuvre pour prendre Richmond — Grant est là, il se trouve maintenant au quartier général, sur le terrain, à la Station Brandy — nous nous attendons aux combats sous peu, beaucoup de bruits vont dans ce sens — je crois vous avoir dit qu’ils avaient fait revenir tous les malades du front — il y a quatre nuits environ, nous avons vécu une après-midi et une nuit terriblement pluvieuses — Bref, au pire moment d’une pluie battante, en pleine nuit, est arrivé, en gare, un train de plus de 600 soldats malades et blessés — C'était comme si j’assistais au même vieux spectacle, je n’ai pas pu retenir mes larmes — Beaucoup de ces pauvres jeunes gens ont dû être transportés sur des civières, des couvertures sur eux, qui, vite trempées, les mouilleront tout autant que la pluie — Ils étaient malades, pour la plupart, mais certains étaient grièvement blessés — Je me suis rendu à l’hôpital le plus proche et j’ai apporté mon aide — Mère, ce fut une nuit terrible (vendredi soir dernier) — assez sombre, du vent par rafales, et la pluie qui tombait à torrents — un pauvre garçon (un, parmi 6000, il me parut assez jeune, assez petit aussi, (c’est plus tard que j’ai pu regarder son corps) — il gémissait quelque peu pendant que les brancardiers le transportaient — et encore quand ils lui ont fait franchir la porte d’entrée de l’hôpital. C’est alors qu’ils ont déposé la civière et qu'ils l’ont examiné et le malheureux garçon était mort — Ils l’ont amené dans le pavillon et le médecin est venu immédiatement, mais il n’y avait plus rien à faire — le pire est, qu’en plus, il est inconnu, rien dans ses vêtements, ni qui que ce soit avec lui, pour l’identifier et il reste un parfait inconnu— Mère, ce genre de choses, c’est bien assez pour sentir son cœur se serrer — Il est fort probable que ni sa famille ni personne au monde ne saura jamais ce qu’il est devenu — pauvre pauvre enfant, car, il m’a semblé qu’il pouvait avoir 18 ans —

Ces derniers temps, je ressens comme la nécessité de faire une pause. Je vais bien, je suis en assez bonne forme, je n’ai jamais été aussi bien, et pourtant je suis submergé par des émotions douloureuses, et ce, la majeure partie du temps — les choses vont de mal en pis, tant de malades en souffrance, et ainsi que je l’ai déjà dit, les personnes qui s'occupent d’eux deviennent de plus en plus insensibles et indifférents — Mère, quand je vois ces soldats, ce qu’ils endurent, et comme tous ces gens tentent de les dépouiller, quand je vois comme ils sont entourés d’escrocs, jusqu’aux gardiens, ces vauriens, qui subtilisent l’argent des morts, et certains malades aussi qu’on démunit, et qu’on vole, jusque sous leurs têtes, voilà des faits coutumiers — et sans oublier la mort à laquelle j’assiste, tous les jours. Je crains que le monde ne finisse par me glacer d’effroi. — Mère, j’essaierai d’être plus gai, la prochaine fois — mais il faut avouer que je vois tant de choses — pour le moment, au revoir, Mère chérie —

Walt

Mère, j’ai reçu votre lettre où vous me dites que vous allez mieux — avez-vous totalement récupéré ? — J’aimerais que, bien vite, vous m’écriviez à nouveau — je suis inquiet à votre sujet — J’envoie mon amour à Jeff & Mat & tout le monde —

Postface

La Tombe des Soldats Inconnus du cimetière national d’Arlington, comme dans de nombreuses capitales étrangères, permet de commémorer les innommbrables soldats morts sans noms de par le monde. La lettre de Whitman à sa mère, durant la dernière année de la guerre, qui témoigne de son désespoir face au massacre continu et de son besoin « de faire une pause », compte tenu des soins qu’il dispense aux blessés, est aussi une élégie à un soldat non identifié dont les parents ne sauront probablement jamais ce qu’il est devenu. Entendez son cri du cœur comme un hymne à ce qui demeurera impossible à révéler de la guerre : tous les « Et qu’est-ce qui se passerait si » d’une vie écourtée sur le champ de bataille. C’est plus que ce que le poète ne peut supporter. (Rien d’étonnant à ce que sa santé le lâcha vite.) La vue d’un train arrivant sous une pluie torrentielle, transportant 600 soldats malades et blessés sur des civières que recouvrent des couvertures trempées lui déclenche les larmes, le regard rivé sur le « pauvre pauvre enfant » dont la mort symbolise tout ce qui a mal tourné dans son pays bien-aimé. Il craint à juste titre pour le monde.

Un écrivain bosniaque m’a dit un jour qu’il avait perdu la trace de toutes les blessures qu’il avait subies pendant les guerres d’ex-Yougoslavie — mais il se souvenait très bien du jour où un éclat d’obus s’était logé sous sa langue, lui causant un faible handicap de la parole. « Il a perdu l’intrigue », un autre écrivain dit à son sujet — une intrigue qu’il espérait retrouver dans le roman qu’il était en train d’écrire et qui relatait la période qu’il avait passée au front. Comme nous avons découvert récemment que la mémoire du traumatisme se transmet de génération en génération, nous sommes autorisés à penser que si son expérience de la guerre façonne son œuvre littéraire, elle façonnera peut-être la vie de sa progéniture aussi. Des scientifiques ont conçu une expérimentation et l’ont testée sur des enfants de survivants de l’Holocauste pour relever les changements épigénétiques régissant leurs réactions au stress, ce qui confirme la théorie selon laquelle les facteurs environnementaux, y compris celui de la guerre, peuvent modifier la composition génétique de certains individus. La guerre transforme tout le monde sur son passage — les soldats, les survivants, les victimes et leurs familles, les médecins et les infirmières, les diplomates et les observateurs — ainsi que ceux qui viennent après. C’est peut-être ce que Whitman a perçu, à la gare, répertoriant et archivant dans son corps et son âme les plaies de la nation.

« La blessure et le désert sont la même chose », c’est ce qu’un peintre raconte à un autre peintre dans le roman de Pat Barker Toby’s Room, la deuxième partie d’une trilogie qui se déroule lors de la Première Guerre mondiale. Comment les artistes devraient-ils représenter les faits horribles de la guerre ? Les diverses déclarations de Barker sur ce sujet démontrent le besoin profond de l’être humain de donner un sens à la tragédie, comme le prouve la confession que Whitman fait à sa mère, parlant de son désespoir. Sa tendresse à l’égard des malades et des agonisants tranchait avec l’attitude des « escrocs » qui profitaient d’eux alors qu’il étaient vulnérables, fragiles : c’est pourquoi ses écrits de guerre font encore écho aujourd’hui. Il a scruté le fond de l’abysse, promettant à sa mère « d’être plus gai, la prochaine fois ». Que pouvait-il faire d’autre ?

—CM

Question

On retrouve dans la lettre de Whitman les sentiments qui peuvent nous habiter lorsqu’on a atteint un état de désespoir critique. Ces moments sont redoutables pour chacun de nous, mais ils sont d'autant plus aigus pour un écrivain. Il y a le temps où les auteurs peuvent choisir de garder le silence, et celui, au contraire, où ils peuvent décider d'écrire et de s'échapper de ce fâcheux silence. Whitman termine la lettre en disant à sa mère « j’essaierai d’être plus gai, la prochaine fois — mais il faut avouer que je vois tant de choses ». Cette dernière phrase dit : ce qu’il a « tant et tant » vu, à savoir le désespoir, les pertes, la mort, la cruauté. Un écrivain est généralement friand de « voir tant de choses » pour se nourrir et écrire et pour avoir, bien entendu, des choses à écrire, de la matière, mais assister à autant de désespoir semble être, pour Whitman, un fardeau trop lourd à porter, maintenant. Trouvez dans cette lettre ce qui le conduit à continuer de vouloir exprimer ce qu’il a vu. Trouvez aussi ce qui lui donne l’envie de continuer à écrire au lieu de garder le silence.

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