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Avant-propos
Pendant la guerre de Sécession, Whitman se préparait déjà à mener à bien ce que le critique M. Wynn Thomas appela « les douleurs et devoirs du souvenir ». Vu le bilan humain catastrophique des champs de guerre et la progression terrible et continue des chiffres, Whitman savait que ni la nation, ni lui-même ne pourraient reléguer cette horreur derrière eux. Comme il l’a écrit dans « Sans oublier le Million de morts, triste bilan », l’Amérique allait désormais se nourrir des milliers de soldats morts qui « sont l’engrais des sols du Sud » et qui « se décomposent aujourd’hui dans les terres du Nord », et dont les molécules désagrégées se retrouveront dans « chaque futur grain de blé, chaque épi de maïs, dans chaque fleur qui s’épanouit, dans chacun de nos souffles ». Alors que la nation a cherché à rebâtir son avenir sans penser aux morts en masse, pour mieux s’en sortir, elle allait être rattrapée par son devoir de mémoire qui devint de plus en plus présent. « Hymne aux soldats morts » est la première tentative de Whitman pour commencer une mission difficile et pénible, celle de se souvenir des morts, nombre d’entre eux inconnus — (comme nous l’avons déjà vu, la semaine dernière, dans la lettre qu’il adressa à sa mère et où il exprime le désespoir qu’il ressent à la vue d’un soldat qu’on ne peut nommer) — et d’entamer le douloureux travail de ne pas oublier. Pour ce faire, le poète réclame le silence, en écho à son « âme silencieuse ». Alors qu’au début de la guerre, Whitman était fasciné par les roulements de tambours et les clairons qui préparaient les soldats au combat, à présent il demande aux « clairons » et aux « tambours » d’être silencieux — il ne veut pas entendre « les battements sourds des enterrements », ni les « roulements de tambours » de la mort, (« Taps » fut initialement joué au tambour, et le titre du recueil de poèmes sur la guerre de Whitman, Roulements de tambours, contient par conséquent et les sons puissants qui scandent le début du combat et les sons sourds qu’on joue pour l’enterrement des morts après le combat).
Maintenant, et dans le silence ainsi installé, « Mais en plus de tout ceci . . et des hourras de la foule », le poète invite, convoque les morts à se rassembler autour de lui — ces « Visages si pâles », ses « chers camarades, ignorés des autres et sans voix ». Cette foule silencieuse se regroupe « encore plus près » autour de « l’âme silencieuse » du poète et « sans dire mot ». Les « Fantômes, divins et tendres », muets « fantômes » qui désormais « ... êtes mes compagnons », ainsi donc, Whitman s’engage à assumer son devoir de ne jamais oublier. Le poète connaît les « joues colorées des vivants » et leurs « voix mélodieuses qui résonnent », « douces » elles aussi, mais il prend le soin d’écrire que « les morts » sont tout aussi doux, « avec leurs yeux silencieux ». Ces « yeux silencieux » ou « silent eyes » de tous les soldats morts évoquent les « Je silencieux » ou « silent I’s » qui, désormais, l’assaillent et le hantent, tous ces morts inconnus exsangues d’identité, une génération de jeunes hommes qui s'est envolée, sans voix et pour beaucoup sans nom aussi. Dans les années qui suivirent la fin de la guerre, durant dix ans, ces fantômes sans-voix et sans noms deviennent de plus en plus les « camarades » de Whitman. Le poème démarre avec l’image surprenante de la « pensée parfumée » du poète, une image qui, vers la fin du poème, devient d’autant plus troublante qu’il utilise le mot « parfum » pour décrire l’odeur qui provient des champs de bataille, « Le parfum des champs de bataille s’élevant au dessus de la pestilence qui en émane ». Nous n’associons pas normalement une odeur fétide et un parfum, mais l’étymologie du mot « parfum » est « à travers la fumée », et à l’origine le mot parle des fumées qui proviennent de quelque chose qui brûle. Pour Whitman, les « cendres des soldats » (ainsi qu’il renommera ce poème plus tard) ne cessent jamais de brûler en sa mémoire, et les volutes de leur fumées vont alimenter sa poésie durant les années d’après guerre. Ils sont pour lui ce que certains parfums sont effectivement, à savoir thérapeutiques, et respirer leur brûlant parfum donne à son amour le moyen qu’il « s’écoule de moi à chacun de mes pas ». Il ferme le poème avec l’image de lui-même et de sa poésie telle une « fontaine » d’où s'écoule la « rosée », comme si ses mots fraîchement articulés afin d’aider la mort silencieuse éteindront ainsi les flammes qui fument et commenceront à fertiliser le sol qui a été nourri par l’engrais que constituent tous ces cadavres.
Quand, des années plus tard, il retravaille le poème, l’intitulant « Cendres de soldats », Whitman ajoute au début et à la fin une note rappelant que ses paroles s’adressent aux « cendres de tous les soldats morts du Sud ou du Nord ». Whitman se présente clairement en deuil de tous ces soldats morts et ce, indifféremment de ce que ces cendres appartiennent à des hommes du Nord ou du Sud. Dans ce poème, sa préoccupation, comme en atteste son intense travail vers la fin des années 1860 et 1870, est née en réaction de la manière trop brutale dont la nation réunie essayait de placer la guerre loin derrière elle et, par là-même, d’oublier le sacrifice de ses soldats, quelles que soient leurs origines. Le silence de tous ces soldats morts devient de plus en plus le phare qui le guide dans le re-travail du poème, et Whitman met de plus en plus en contraste ce silence avec le bruit de la vie. La guerre terminée, les morts se rassemblent en silence autour du poète, tandis que les vivants se retrouvent sur la « croisette grouillant de monde » ou dans les « magasins de luxe ». Les fantômes muets de ces soldats constituent un contraste saisissant avec le monde capitaliste de l’après-guerre de l’Amérique qui, bruyamment, allait son chemin en occultant les sacrifices massifs de la guerre et les fantômes silencieux et invisibles qui se trouvaient tout autour de lui. Seul Whitman semble pouvoir donner la parole au silence.
—EF
« Hymne aux soldats morts »
UN souffle, Ô mon âme silencieuse, Une pensée parfumée — je ne demande rien de plus, pour le salut de tous les soldats morts. Clairons, soyez discrets au sein de mes armées ! Pour l’heure, je vous prie de ne pas sonner ; Ne soyez pas au front de la cavalerie, ils montent tous leurs chevaux fougueux, Leurs sabres sont dégainés et luisent, leurs mousquetons cliquettent contre leurs cuisses — (ah, mes braves cavaliers ! Mes beaux cavaliers aux visages tannés ! Quelle vie, quelle joie et quelle fierté, Et quels périls furent les vôtres !) Et vous tambours — ne battez ni au lever, à l’aurore, Taisez le long roulement qui donne l’alerte au camp — et aussi les battements sourds des enterrements ; Rien de vous, cette fois, Ô joueur qui portez mes tambours de guerre. Mais en plus de tout ceci, et des hourras de la foule, et des bravos du pays, Vous réunissant autour de moi, mes chers camarades, ignorés des autres et sans voix, Je chante le chant de mon âme silencieuse, au nom de tous les soldats morts. Visages si pâles, aux yeux merveilleux, chers camarades, rassemblez-vous encore plus près ; Approchez-vous, sans dire mot. Bienvenue, Fantômes, divins et tendres ! Invisibles aux yeux des autres, vous êtes désormais mes compagnons ; Suivez-moi toujours ! Ne m’abandonnez pas, tant que je respire. Douces sont les joues colorées des vivants ! Douces sont les voix qui résonnent ! Mais doux, oh si doux, sont les morts, et leurs yeux silencieux. Bien chers camarades ! Tout est maintenant terminé ; Mais l’amour n’est pas fini — Et quel amour, Ô camarades ! Le parfum des champs de bataille s’élevant au dessus de la pestilence qui en émane. Embaume donc mon chant, Ô amour! Immortel Amour ! Laisse-moi me plonger dans le souvenir de tous les soldats morts. Embaume tout ! Purifie tout! Ô amour! Ô chant! Résous tout par cette chimie ultime ! Que je devienne intarissable — Que je sois fontaine, Que l’amour s’écoule de moi à chacun de mes pas, Pour le salut de tous les soldats morts.
Postface
Against Forgetting: Twentieth Century Poetry of Witness est le titre d’une remarquable anthologie, éditée par Carolyn Forché et publiée en 1993, dans laquelle, avec ses propres mots, elle recueille « le travail de poètes dans le monde entier qui ont vécu des conditions sociales et historiques extrêmes au cours du XXème siècle — ceux qui ont souffert des guerres, de l’emprisonnement, de l’occupation militaire, d’être assignés à résidence, de l’exil forcé, et de la répression politique. » Les poètes nord-américains, soutint Forché, avaient été épargnés du traumatisme endémique causé par un régime totalitaire, et donc pour construire un pont entre entre la politique et la poésie, « pour comprendre l’empreinte de cette atteinte extrémiste sur l’imagination poétique », elle a cherché « la consolation de la camaraderie poétique » dans les écrits de Anna Akhmatova, Yannis Ritsos, Paul Celan, Federico Garcia Lorca, Nazim Hikmet, et Miklós Radnóti, qui appartiennent à une tradition initiée par Whitman. Car il a joué un rôle central dans le développement de ce que Forché appelle la poésie de témoignage, nulle part plus poignante que dans son « Hymne aux soldats morts ».
« Que je devienne intarissable — Que je sois fontaine », écrit-il dans la dernière strophe, « Que l’amour s’écoule de moi à chacun de mes pas, / Pour le salut de tous les soldats morts. » Son souffle se mêle à jamais avec l’odeur des corps en putréfaction qui s’élève du champ de bataille, transformé en parfum grâce à l’amour, « cette chimie ultime » du corps et de l’âme promulguée par l’imagination poétique. Ceci se déroule en silence, son amour se prolongeant dans l’éternité, charge l’air de « Fantômes, divins et tendres », qui se manifestent chaque fois qu’un lecteur prend ces vers dans son cœur. « Une pensée parfumée » — c’est à dire un poème — préserve la mémoire des morts, les camarades sans voix de Whitman, dont les derniers mots, notés ou non, informent sa compréhension de la guerre et la nôtre. Cette blessure au cœur de l’histoire américaine doit être rappelée dans toutes ses dimensions tragiques. Whitman refuse d’oublier. « Embaume donc mon chant, Ô amour! Immortel Amour ! / Laisse-moi me plonger dans le souvenir de tous les soldats morts. »
—CM
Question
Ces deux dernières semaines, nous avons pu constater que Whitman réclamait le « silence », tenait à distance la foule et ses bravos qu’elle lance au retour des soldats victorieux, cette foule qui, la guerre terminée, dans une grande indécence, jacasse et court les magasins. Dans ce silence seulement il trouvera sa voix. Comment les mots peuvent surgir du silence chez un écrivain que les pertes et la mort ont terrassé ? Voilà l’un des grands mystères de l’écriture. Pensez à un moment où vous avez été littéralement à courts de mots, un moment où vous êtes tombés dans un silence si profond que même le langage avait disparu. Comment décririez-vous ce qui a permis de faire resurgir des mots de ce silence, ce qui a fait que des mots ont pu renaître pour servir ce silence ?
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