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Avant-propos

John Gast, American Progress (painting, 1872).
John Gast, American Progress (peinture, 1872). 

En 1872, un artiste d’origine prussienne, peu connu, du nom de John Gast et qui vécut à Brooklyn, peignit une image qui est devenue célèbre aux États-Unis au cours des dix années suivantes, alors que les funestes énergies de la guerre de Sécession ont été reconverties dans ce qui fut alors considéré comme les efforts les plus productifs de Manifest Destiny — la conquête de l'ouest de l’Amérique et sa détermination à occuper et dominer toute la largeur du continent, de l’Atlantique au Pacifique. La peinture de Gast, qui fut rapidement reproduite dans une série de lithographies populaires, dépeint une image géante de Columbia ou de la Liberté (ou peut-être de l’Amérique elle-même) à la tête du progrès occidental de la civilisation, apportant la lumière de l’Est vers l’Ouest obscur tandis que les Indiens d’Amérique et le buffle disparaissaient dans cette obscurité, tandis que les câbles de l’évolution de la technologie américaine, y compris ceux des trains et des lignes télégraphiques, suivaient les chevaux, les wagons couverts, et les diligences le long de la frontière qui s’élargissait et progressait. La peinture pourrait presque être une illustration des « Pionniers, Ô Pionniers ! » de Whitman, un hymne qui semble être tout autant un péan, un chant entraînant qui prône la domination américaine sur le continent: « Nous abattons les forêts vierges, / Nous endiguons les rivières, à notre grand regret, et creusons les mines au plus profond ; / Nous repérons les vastes espaces, et nous retournons les terres vierges, / Pionniers ! Ô Pionniers ! » Aujourd’hui, ces paroles résonnent chez beaucoup d’entre nous comme une sorte de cauchemar écologique /génocidaire, les acclamations optimistes et enflammées d’une ferveur capitaliste d'après-guerre violant les terres « vierges » et revendiquant les territoires indiens — tous présentés comme étant les nôtres dans un fort, implacable (et inhabituel) rythme trochaïque de Whitman, un chant de marche exhortant les pionniers de l’Amérique à passer à l’action.

Dans le contexte de la guerre de Sécession, le poème peut, malgré tout, être regardé de manière un peu plus sympathique. Whitman, comme beaucoup de gens de la nation blessée et écartelée de l’époque, s’est beaucoup inquiété de ce qui se passerait quand des centaines de milliers de soldats, de l’Union et de la confédération, rentreraient chez eux, avec leurs fusils, et l’expérience, le vécu de tout ce sang versé, et leur persistante inimitié. Ce fut l’un des grands défis de la nation pas encore vraiment réunifiée : comment faire que les soldats redeviennent des citoyens, comment faire que les armées de guerre d’un pays fracturé soit une seule et unique armée rassemblée et prête à faire naître une nouvelle civilisation, comment faire que les champs sanglants des combats deviennent des champs de cultures fertiles et prospères. En 1876, à la fin de l’ère de Reconstruction, Whitman écrivit: « Dans toute l’histoire, quelle soit antique ou moderne, la réussite majeure qui reste de l’Humanité politique — plus importante même que le triomphe de CETTE UNION et par delà la Sécession — fut le retour, la dissolution et la désintégration pacifique de l’organisation militaire, le retour aux emplois agricoles et civils, de ces vastes armées, ces deux millions d’hommes désolidarisés de l’Amérique. Il publia ces mots en préface de son poème « Le Retour des Héros », un poème qui confronte ce qui demeura, pour Whitman, un problème à double tranchant : les « héros » qui sont morts et « retournent » au pays ( « les morts.... se fondent très bien dans le paysage, sous les arbres et les herbes »), devraient toujours être rappelés à notre souvenir, intégrés dans les lendemains de la nation, alors que les « héros » qui ont vécu et sont revenus à la vie civilisée auraient besoin de créer cet avenir.

Par la suite, « Ô Pionniers » donne l’opportunité d’une échappée, l’occasion pour les troupes démobilisées de se remotiver et de constituer une population civile pleine d’ardeur, — l’égalité des soldats héroïques de la guerre de Sécession — l’occasion de pouvoir désormais assumer la tâche de reconstruire une parfaite Démocratie, loin des décombres. Whitman regarda la guerre comme si finalement elle avait été menée pour l’Ouest, la partie du pays la plus liée à son avenir, où les « jeunes occidentaux » aux « visages basanés » — qui furent ses soldats préférés —avec leur « haches affûtées », sauraient écrire le destin de la nation. Cette nouvelle « race de l’intérieur des terres du pays » pourrait finalement, Whitman le croyait, résoudre tous les vieilles inimitiés de la nation : « Toutes les mains se rejoignent, celles des sudistes, celles des nordistes » et même « tous les maîtres et leurs esclaves » se retrouveraient réunis dans un seul corps national avec le mélange de « tous les sangs du continent » qui « se retrouvent dans nos veines ».

Dans cette course implacable au progrès, ce qui est en fondu, (« nous ne devons jamais capituler ou vaciller »), ce sont « les apparitions qui nous talonnent » « En réponse à ces essaims qui, par l’arrière, nous poussent ». En un sens, ces « essaims » sont les civilisations d’hier qui aujourd’hui ouvrent le chemin vers une démocratie de demain, mais, d’un autre côté, ils sont aussi les innombrables morts de la guerre de Sécession qui ne cessent de hanter Whitman, les « millions de fantômes d’antan, qui pestent, derrière nous, » qui « nous exhortent » : ils sont cette force invisible qui nous pousse, qui nous incite à bâtir un avenir à la hauteur de leur sacrifice. Ainsi donc, alors que Whitman célèbre la « Ô race impétueuse, irrésistible » que les Américains sont devenus, lui, en revanche « souffre, en mon sein, d’un tendre amour pour vous tous » : « je pleure et me réjouis cependant » dit-il, n’omettant jamais de citer les devoirs antagonistes qu’il ressent et pour les vivants et pour les morts — ceux qui construisent l’avenir, et ceux qui par leur mort ont leur avenir déjà plié. Dans cette marche vibrante, demeure un avertissement : si nous nous dirigeons vers cet avenir, Whitman nous rappelle sévèrement qu’il n’y a « Pas de place pour les délices / Pas de place pour les richesses assurées et futiles », qu’il n'y a pas de place non plus pour que « Les convives festoient-ils de manière gloutonne ». Quand il a observé la nation dans les années 1870, alors qu’elle entrait dans ce qu’on a appelé « l’âge d’or », Whitman fut consterné de constater la course effrénée à l’argent, à l’enrichissement, à la facilité, consterné aussi de constater l’injuste répartition des revenus et sa constante aggravation, consterné encore par l’oubli de plus en plus terrible des sacrifices conséquents qui avaient été faits pour que la nation soit libre de toute contrainte en vue de son avenir démocratique uni. Ce qu’il redoutait le plus était que la nation adopte le profil des « dormeurs adipeux » avec leurs « portes fermées et verrouillées », devenant un pays obèse, au confort facile pour les uns, et une terre pauvre et anémiée pour les autres. Si ce cauchemar anti-démocratique survint, Whitman lui savait déjà que les morts de la guerre de Sécession seraient négligés, oubliés, considérés telles de simples cendres, comme si leurs morts héroïques étaient devenues inutiles, avaient perdu tout sens, et étaient réduites à de la boucherie.

—EF

« Pionniers ! Ô pionniers ! »

1

VENEZ, mes enfants aux visages basanés,
Marchez bien en rangs serrés, préparez vos armes ;
Avez-vous vos pistolets ? avez-vous vos haches affûtées ?
Pionniers ! Ô pionniers !

2

Car nous ne pouvons pas rester ici à attendre,
Nous devons nous mettre en marche mes tendres amis, nous avons à affronter le danger,
Nous, la race jeune et vaillante, le reste du monde compte sur nous,
Pionniers ! Ô pionniers !

3

Ô vous les jeunes, les jeunes occidentaux,
Si pleins de fougue, d’ardeur, de cette virile fierté, de cette noble amitié,
Je vous vois nettement, jeunes occidentaux, je vous vois errer
au premier rang,
Pionniers ! Ô pionniers !

4

Vos aïeux se sont-ils défilés ?
Ont-ils renoncé, sans montrer l'exemple, éreintés, fatiguées, là-bas
par delà des mers ?
Nous assumons notre éternel devoir, nous reprenons le flambeau, et donnons l’exemple,
Pionniers ! Ô pionniers !

5

Nous faisons fi du passé ;
Nous débarquons sur un nouveau monde, plus puissant, différent ;
Frais et solides, nous embrassons le monde, un monde fait de travail, un monde en marche,
Pionniers ! Ô pionniers !

6

Nous, perpétuellement détachés, nous nous lançons
Vers les précipices, à travers les passes, les montagnes abruptes,
Nous partons à la conquête, sans faillir, nous osons, nous nous aventurons sur les sentiers inconnus,
Pionniers ! Ô pionniers !

7

Nous abattons les forêts vierges,
Nous endiguons les rivières, à notre grand regret, et creusons les mines au plus profond ;
Nous repérons les vastes espaces, et nous retournons les terres vierges,
Pionniers ! Ô pionniers !

8

Nous sommes des hommes du Colorado,
Des sommets gigantesques, des grandes sierras et des hauts plateaux,
Des mines et des ravins, nous sortons tout droit des sentiers de chasse,
Pionniers ! Ô pionniers !

9

Du Nebraska, de l’Arkansas,
Nous sommes les hommes de l'intérieur des terres du pays, du Missouri, tous les sangs du continent se retrouvent dans nos veines ;
Toutes les mains se rejoignent, celles des sudistes, celles des nordistes,
Pionniers ! Ô pionniers !

10

Ô race impétueuse, irrésistible !
Ô race tant chérie ! Ô je souffre, en mon sein, d’un tendre amour pour vous tous !
Ô je pleure et me réjouis cependant — je suis éperdu d’amour pour tous,
Pionniers ! Ô pionniers !

11

Hissez l’étendard de la toute puissante Maîtresse Mère,
Pour que, d’en haut, son précieux drapeau flotte et fasse tournoyer ses étoiles,
(Saluez tous de la tête)
Hissez l’étendard guerrier, aux crocs acérés, sévère, impassible, de notre maîtresse armée.
Pionniers ! Ô pionniers !

12

Mes enfants, regardez, vous si déterminés,
En réponse à ces essaims qui, par l’arrière, nous poussent, jamais nous ne devons capituler ou vaciller,
Des millions de fantômes d’antan, qui pestent derrière nous, qui nous exhortent,
Pionniers ! Ô pionniers !

13

Sans relâche, les rangs serrés,
Et les troupes sur le qui vive, remplaçant les morts au pied levé,
Par les combats, les défaites, ils s'affairent encore et encore sans jamais s'arrêter,
Pionniers ! Ô pionniers !

14

Ô mourir en allant de l’avant !
Parmi nous certains vont-ils tomber et mourir ? Notre heure est-elle venue ?
Puis durant la marche, nous, les plus forts, nous mourrons et rejoindrons la trouée pour la remplir,
Pionniers ! Ô pionniers !

15

Tous les pouls du monde,
Qui y succombent, ils battent pour nous, au rythme de la conquête de l’Ouest ;
Soutenant chacun de nous ou tous à la fois, en perpétuel mouvement, sur le front, tous pour nous,
Pionniers ! Ô pionniers !

16

Les parades, les fêtes célébrant la vie, diverses et variées,
Les spectacles sous toutes leurs formes, tous les ouvriers au labeur,
Tous les marins et tous les paysans, tous les maîtres et leurs esclaves,
Pionniers ! Ô pionniers !

17

Tous les amoureux malchanceux silencieux,
Tous les prisonniers dans les prisons, tous les vertueux et les débauchés,
Touts les bienheureux, tous les affligés, tous les vivants, tous les mourants,
Pionniers ! Ô pionniers !

18

Moi aussi, de toute mon âme et de tout mon corps,
Nous, un singulier trio, cueillant, errant sur la route,
À travers ces rivages, parmi les ombres, avec les apparitions qui nous talonnent,
Pionniers ! Ô pionniers !

19

Regardez ! l’orbe qui tourne et fonce !
Regardez ! les orbes frères tout autour ! tous les soleils et toutes les planètes qui se regroupent ;
Tous les jours éblouissants, toutes les nuits mystiques parsemées de rêves,
Pionniers ! Ô pionniers !

20

Eux, ils sont des nôtres, ils sont avec nous,
Tous là pour travailler à l’indispensable et à l’utile, tandis que les disciples qui naîtront assureront la relève,
Nous, aujourd’hui, en tête de cortège, nous déblayons la route pour le voyage,
Pionniers ! Ô pionniers !

21

Ô vous filles de l’ouest !
Ô vous, les cadettes et les aînées ! Ô vous, les mères et vous, les épouses !
Ne soyez jamais dispersées, dans nos rangs déplacez-vous regroupées,
Pionniers ! Ô pionniers !

22

Trouvères flânant sur les prairies !
(Bardes endeuillés venus de terres alentour ! vous avez le droit de dormir — vous avez accompli votre tâche ;)
Je vous entends déjà jouer et chanter, et puis vous lever et mendier parmi nous,
Pionniers ! Ô pionniers !

23

Pas de place pour les délices ;
Pas de place pour un coussin ou une pantoufle, ou le calme et l’étude ;
Pas de place pour les richesses certaines et futiles, pour nous pas de place pour les plaisirs désinvoltes,
Pionniers ! Ô pionniers !

24

Les convives festoient-ils de manière gloutonne ?
Les dormeurs adipeux dorment-ils? ont-ils fermé et verrouillé les portes ?
Pour nous, régime pain sec, et couverture au sol,
Pionniers ! Ô pionniers !

25

La nuit est-elle tombée ?
La route fut-elle si pénible vers la fin ? nous sommes-nous arrêtés, découragés,
assoupis sur la route ?
Pourtant, je vous accorde une heure de permission, une pause enchantée en chemin,
Pionniers ! Ô pionniers !

26

Jusqu’au son de la trompette,
Avant, bien avant que sonne le lever du jour — écoutez ! comme j’entends le vent clair et puissant ;
Vite ! à la tête de l’armée! — vite ! hâtez-vous de prendre place,
Pionniers ! Ô pionniers !

Postface

« Note aux futurs historiens », écrit Charles Simic: « Ne lisez pas de vieux numéros du New York Times. Lisez les poètes. Si la véritable histoire d’un peuple peut être découverte dans leur poésie, alors ce que j’ai entendu dans une voiture traversant le nord de l’Afghanistan, de la maison natale légendaire du poète Rumi en Balkh à la capitale de la province, Mazar e-Sharif, peut s’avérer plus efficace que n’importe quel processus de paix intermittent conçu pour mettre un terme au conflit : quatre hommes âgés disant des ghazals, dont l’un d’eux finissait par ce couplet: « Je suis fatigué, stressé, déprimé — savez-vous pourquoi ? / L'histoire d’hier se répète encore. » Cela avait du sens pour moi, car j’avais regardé avec fascination, lors d’une autre promenade, les carcasses brûlées de plus d’une douzaine de chars soviétiques : des autels de fortune implantés au sein d’un paysage où résident encore des mines opérationnelles.

Comment relever un pays que la guerre civile a fracassé ? Le travail des poètes peut sembler négligeable. Mais un poème peut contenir l’histoire d’une nation, ainsi que certains de ses futurs possibles. Et « Pionniers ! Ô Pionniers ! » de Whitman est un bel exemple d’un poème qui prend la forme d’un cri de ralliement. Se dispensant du pronom lyrique « I » ou « Je » qui, dans le « Chant de moi-même » représente le cosmos tout entier, le poète adopte la voix collective du nous, appelant ses compatriotes à une nouvelle vision de leur corps politique, enracinée dans une expansion vers l’ouest. C’est ainsi qu’il propose de rassembler la nation, de guérir les blessures de la guerre en invitant à l’action ; par conséquent, dans vingt-six quatrains numérotés, chacun se terminant par le titre tel un refrain, il donne des ordres aux masses convalescentes, les exhortant à convertir la passion qu’elles avaient réservée dans le passé à la guerre envers leurs frères pour entamer une longue marche à travers le continent : « Nous, aujourd’hui, en tête de cortège, nous déblayons la route pour le voyage, / Pionniers ! Ô pionniers! »

L’aspect nettement militariste de ce poème, pour ne pas dire patriote, fait partie intégrante de l’histoire sombre de l’expansion vers l’ouest, qui, entre autres, a donné lieu à des déplacements d’Indiens et à la destruction totale des habitats indigènes. Ceci n’a pas pour but de juger Whitman — cette dynamique était en place bien avant sa naissance — mais pour souligner quelques-unes des conséquences de son enthousiasme pour la conquête de l’Ouest. « Voici une chose sur laquelle nous pouvons tous compter », écrit Simic dans un essai sur les guerres des Balkans. « Tôt ou tard, notre tribu vient toujours à nous demander de consentir à assassiner. » Les poètes afghans qui m’escortaient durant ma visite de leur province le savaient bien. Au moment où nous sommes arrivés à Qala-e-Jangi, un château à la périphérie de Mazar-e-Sharif, j’avais fini de traduire un ghazal : « Vous avez dit que c’était la dernière fois — encore une fois. / L’histoire d’hier se répète une fois encore. » Et il en fut ainsi : peu de temps après l’invasion américaine de l’Afghanistan en 2001, ce château fut le lieu où se déroula le soulèvement d’une prison, au cours duquel un agent de la CIA nommé Johnny « Mike » Spann devint le premier américain tué en pleine action. « Vous saviez que ce n’était pas juste », a déclaré le poète afghan, « mais vous l’avez fait une fois encore. »

—CM

Question

Chaque nation porte en son sein une histoire sombre et violente, que l’on édulcore par des hymnes, en créant des mythes nationalistes et des récits révisionnistes. Les écrivains ont-ils le droit de célébrer leurs patrie en occultant les ombres noires qui constituent aussi le passé de leur nation ?

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