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Avant-propos

Abraham Lincoln in 1863. Photo by Alexander Gardner.

Abraham Lincoln en 1863. Photo de Alexander Gardner.

« Abraham Lincoln », les souvenirs courts, ramassés de Whitman qui relatent certaines de ses rencontres avec le Président au cours des années de guerre à Washington, D.C, furent rédigés peu de temps avant l’assassinat. Cela nous donne une idée de la façon dont se déroulèrent les différentes rencontres des citoyens et de leur président, au milieu du XIXe siècle, ainsi que Whitman raconte les nombreuses rencontres (souvent quotidiennes) qu’il fit avec Lincoln dans les rues de la capitale. Il y avait toujours un cortège militaire qui l’escortait, mais le président et Whitman ne manquèrent jamais de se saluer « très cordialement » du regard lorsqu’ils se croisaient. Ce qui frappa le plus Whitman fut de constater comme Lincoln avait toujours l’air « normal » — ainsi que « le commun des mortels ». Et cependant, ce qui le hantait, c’était le « visage du Président, à la peau d’un brun foncé, avec ses rides profondes, ses yeux, etc.., avec toujours, selon moi, cette tristesse latente ancrée dans l’expression » — un visage, dit-il ici, (et il le répétera plusieurs fois), qui échappe aux efforts considérables des photographes et des peintres qui voulaient le fixer à jamais. Le visage de Lincoln dégage « une expression grave, tout à la fois subtile et complexe »: « Il y a là quelque chose d’autre. » Cet « autre chose » était aussi indéfinissable que la phrase ambiguë de Whitman. Il essaie de le traduire dans « Aucun portrait réussi de Lincoln », mais cale vite : « Sa couleur de peau particulière, les lignes de son visage, ses yeux, sa bouche, son expression, etc. » Cette « couleur de peau particulière » du Président, d’un « brun foncé », fait penser, peut-être, au foncé racial de la nation que Whitman avait rencontré et dont il parlait souvent durant la dernière année de la guerre alors que des milliers d’esclaves libérés faisaient chemin jusqu’à la capitale, la transformant en une ville vraiment biraciale. C’est un peu comme si l’histoire raciale américaine s’écrivait, s’inscrivait, en quelque sorte, sur le visage de Lincoln. Le poète et biographe Daniel Mark Epstein décrivit ce qu’il appela « la toute particulière question de la peau du président » alors que le cortège funéraire de Lincoln traversait la Pennsylvanie, la terre du charbon, où son visage devint incroyablement noir, ce qui nécessita que les pompes funèbres appliquent une matière blanche crayeuse sur son visage afin qu’il n’apparut pas noir pour ceux qui regardaient le cercueil ouvert, à New York. Whitman sentit que le visage de Lincoln incarnait, et ce, presque mystérieusement, le trouble de la nation et sa métamorphose.

Whitman ne fut pas immédiatement un fervent défenseur de Lincoln, et la seule citation du poète suite à la Proclamation d’émancipation de 1863 fut un commentaire assez désinvolte, à propos de la façon dont cette proclamation monopolisa les journaux du matin, mais fut accueillie avec « une froideur assez flegmatique dans tout Washington », où « une petite allusion [fut] faite à ça, sur les places publiques de la ville. Mais comme Whitman vit le président plus souvent et nota la façon dont le traumatisme national pouvait se fixer sur le visage et le corps du président, il en vint peu à peu à l’admirer et à l’associer pleinement à la protection, à la défense de l’Union. Whitman reconnut que Lincoln « eut des défauts, et qu’il les montra au cours de sa présidence ; mais l’honnêteté, la bonté, la finesse, le discernement, et (une vertu inédite, jusqu’alors inconnue en d’autres lieues, et fraîchement connue ici, mais la base et le lien de tous, que l’avenir développera largement), l’Unionisme, dans son sens le plus authentique, le plus large, a constitué le noyau dur de son caractère. » Voilà ce que Whitman vit chez Lincoln, persuadé qu’aucun artiste ne pourrait le saisir, qu’aucune photo ne pourrait le révéler. « le noyau dur », après tout, est la couche imperméable du sol, juste au-dessous de la surface, ce qui ne peut être vu et qui pourtant empêche les pluies de pénétrer le sol. — Ce dévouement sans faille (l’Unionisme), son acharnement à maintenir les États-Unis ensemble, à contenir les contradictions de la nation, à ne pas laisser s’installer le chaos et la division — étaient les solides qualités cachées sous l’épiderme du visage sombre de Lincoln, les qualités qui font de lui, dans l’esprit de Whitman, « la Personnalité, la plus grande, la meilleure, la plus caractéristique et artistique aussi. »

Les commentaires de Whitman à propos de « l’unionisme » de Lincoln se lisent dans « L’assassinat du président Lincoln », la première tentative du poète pour comprendre le drame de l’assassinat et pour appréhender son importance pour l’avenir du pays. Ces notes deviendront l’âme du fameux « Discours sur Lincoln » de Whitman, qu’il donna, plusieurs fois à partir de 1879 jusqu’aux années 1880, le plus connu étant celui du Madison Square Theatre à New York le 14 avril 1887, lorsque Mark Twain, Andrew Carnegie, John Hay, William Tecumseh Sherman, James Russell Lowell, Mary Mapes Dodge, et bon nombre d’autres célébrités remplirent l’auditorium (William Dean Howells fut réquisitionné aux fins de collecter les billets).

Whitman, âgé et infirme, ses « rides franches et profondes » se dessinant à présent sur son propre visage, présenta son exposé et invita le public captivé à revenir jusqu’au drame de l’assassinat, en soulignant comme il fut significatif que le meurtre se déroula dans un théâtre, que l’assassin fut acteur, que le réel drame national ne se joua pas sur la scène du Théâtre de Ford, mais au balcon, que la nation entière servit de scène continentale au déroulement d’un drame orageux où Lincoln, l’acteur principal, nous mène en toute sécurité, avant de mourir, inévitablement, jusqu’à la scène finale alors que la guerre prenait fin. Whitman était à New York quand l'assassinat eut lieu, mais il rassembla ses notes de première main des discussions avec son jeune amant / compagnon, Peter Doyle, un ancien soldat confédéré, qui se trouvait au Théâtre Ford cette nuit fatidique.

À Springfield, dans l’Illinois, le même jour où Whitman donna son discours, précisément vingt-deux ans après que John Wilkes Booth tira son coup fatal, la Garde d’honneur de Lincoln et de nombreux amis du président se réunirent pour assister à l’ouverture du cercueil de Lincoln. Ils rapportèrent que le cadavre était en excellent état, mais que la pâte blanche sur le visage de Lincoln s'était réduite en poussière, découvrant le visage noir du président.

—EF

« Abraham Lincoln »

Le 12 août Je peux voir le Président presque tous les jours, car le hasard a fait qu’il passe près de chez moi pour rejoindre son logement situé à l’extérieur de la ville. Il ne dort jamais à la Maison Blanche pendant la saison chaude, mais vit dans une résidence très agréable, à environ trois miles au nord de la ville, la Maison des Soldats, un établissement militaire des États-Unis. Je l’ai vu arriver, ce matin, vers 8 heures et demie, pour ses affaires, il était à cheval sur l’avenue Vermont, près de la rue L. C’est une vision étonnante (peu comparable à comment et à où je le vis la toute première fois). Il est toujours escorté par vingt-cinq ou trente cavaliers, les sabres tirés, verticaux, en bandoulière, sur leurs épaules. Le groupe en uniformes avec leurs chevaux ne se donne pas en spectacle. M. Lincoln, sur la selle, monte généralement un cheval gris et calme, de bonne taille, il est tout de noir vêtu, ses habits sont un peu usagés, élimés et poussiéreux ; il porte un chapeau noir et rigide, et semble quasiment aussi ordinaire même en tenue, etc. que le commun des mortels. Un Lieutenant, avec des sangles jaunes, monte à sa gauche, et derrière lui, le suivent, deux par deux, les hommes de la cavalerie dans leurs vestes jaunes à rayures. De façon générale, leur trot est lent et rythmé en fonction de celui qu’ils attendent. Les sabres et leurs accoutrements cliquettent, et le cortège entièrement privé de tout apparat, trottant vers la place Lafayette, ne suscite aucune réaction, si ce n’est un étranger curieux qui s’arrête et regarde. Je peux nettement voir le visage d’un brun foncé d’ABRAHAM LINCOLN, et ses rides profondes, ses yeux, etc., toujours dirigé vers moi et son expression d’une tristesse latente et profonde. Notre relation est telle que nous échangeons toujours maintenant des salutations, et très cordiales.

Parfois, le Président va et vient dans une calèche ouverte. La cavalerie l’accompagne toujours, les sabres tirés. Souvent, je remarque quand il sort le soir — et parfois le matin, quand il rentre tôt — il s’arrête en chemin à la grande et belle résidence du Secrétaire à la Guerre, sur la rue K, et s’entretient là. Alors qu’il est dans sa calèche, je peux le voir de ma fenêtre, il ne descend pas, mais reste assis dans le véhicule, et M. Stanton sort pour être à son service. Parfois, l’un de ses fils, un garçon de dix ou douze ans, l’accompagne, à sa droite, à cheval sur un poney.

Au début de l’été, je pus, à l’occasion, voir le président et sa femme, vers la fin de l’après-midi, en calèche, faire une promenade de complaisance à travers la ville. Mme Lincoln était tout de noir vêtue, avec un long voile de crêpe. L’équipage est des plus simples, seulement deux chevaux, et rien de plus. Ils sont passés tout près de moi une fois, et je vis le visage du Président dans ses moindres détails, car ils se déplaçaient lentement, et son regard, quoique rêveur, se trouvait être tourné de façon constante vers le mien. Il m’a salué et a souri, mais derrière ce sourire, j’ai pu détecter l’expression à laquelle j’avais fait allusion. Nul artiste, nul portrait n’ont réussi à fixer l’expression profonde, quoique subtile et ambiguë du visage de cet homme. Il y a autre chose là. L’un des grands portraitistes, d’il y a deux ou trois siècles passés est indispensable.

« L’assassinat (Mort) du Président Lincoln »

L’Assassinat du Président Lincoln. — Ce jour, le 14 avril 1865, semble avoir été accueilli comme un moment agréable par le pays dans son ensemble — Et l’humeur générale semblait au beau fixe — L’orage sans fin, si noir, si meurtrier, si sanglant, empreint de doute, de tristesse, enfin balayé et définitivement chassé par l'avènement d’une victoire nationale si totale et le Sécessionnisme éradiqué à tout jamais — Nous en étions presque à douter de nos sens ! Lee avait capitulé sous le pommier d’Appomattax. Les autres armées, les renforts de la révolte, suivirent sans tarder....... Alors pourrait-il vraiment en être ainsi ? Au sein de tous les événements de ce monde, de ses drames, de ses passions, ses échecs, ses chaos, de ses accablements, est-ce que pour de bon, viendrait le signe fiable, infaillible d'une solution qui agirait tel un rai de lumière pure — juste — de Dieu ? ....... Ainsi donc, comme je le disais, le jour fut propice. L’herbage était précoce, les premières fleurs étaient écloses. (Je me souviens, à l'époque, avoir pris le temps d’une pause, la saison était bien avancée, bon nombre de lilas étaient déjà en fleurs. Au gré du hasard qui surprend et donne du relief à un événement sans en faire partie pour autant, la vue et le parfum de ces fleurs me rappellent toujours la grande tragédie de ce fameux jour. Irrémédiablement.)

Mais je ferai bien mieux de ne pas m’attarder à des détails. Agir urge. Le journal populaire de l’après-midi de Washington, le petit Evening Star, se déchaîne dans toute sa troisième page et titre, Le président et la première Dame seront au théâtre ce soir, parsemant cette annonce dans une centaine d’endroits, parmi d’autres annonces, créant le sensationnel. (Lincoln aimait le théâtre. J’ai pu, moi-même, l’y voir à maintes reprises. Je me souviens encore m’être fait la réflexion qu'il était cocasse que, d’une certaine façon, l’acteur de tout premier plan du drame le plus important, le plus brûlant, et connu pour occuper la scène de l’histoire vraie, pouvait se trouver là, assis, absorbé et si intéressé par cet incroyable mikado humain, où les hommes-baguettes se débattent, gesticulent de manière grotesque, dépourvus d’esprit, articulant des mots pompeux.)

Pour l’occasion, le théâtre affichait complet, bon nombre de femmes arboraient leurs toilettes somptueuses et fleuries, les officiers étaient en uniformes, se trouvaient là également les notables, des jeunes gens, les habitués de l’orchestre en contre-bas, des becs de gaz, l’habituelle effervescence de toute une salle, d’humeur joyeuse, d’une salle parfumée, grisée par les violons et les flûtes — (et ce qui prenait le pas sur tout, c’était le sentiment inouï, puissant, miraculeux, celui de la Victoire, la Victoire de la Nation, le Triomphe de l’Union, parcourant l’atmosphère, traversant les esprits, les sens, et enivrant bien plus que n’importe quel parfum.)

Le président arriva de bonne heure et avec sa femme assistèrent à la pièce, placés dans une spacieuse loge au deuxième balcon, deux réunies en une, et amplement drapée par un large drapeau national. À propos des actes et des scènes de la pièce — d’une écriture singulière mais qui détient, quoiqu’il en soit, le mérite de distraire un public happé dans la journée par une activité intellectuelle ou embarqué dans le tourbillon des affaires, car son propos ne sollicite ni la réflexion, ni l’émotion, ni l’esthétique ou encore la spiritualité — une pièce, ( « Notre Cousin d’Amérique ») dans laquelle, entre autres personnages, un Yankee, un homme comme assurément il n’en existe pas, ou du moins comme on n’en verra jamais en Amérique du Nord, qui fait son entrée en Angleterre, avec un franc parler haut en couleurs, une intrigue, des décors, et des extravagances constituant un drame populaire et moderne — qui vont meubler deux actes environ, lorsqu’au beau milieu de cette comédie, ou cette tragédie, et pas vraiment ça non plus, et peu importe comment l’appeler, et pour s’en sortir ou en finir, comme si à l’intérieur de cette farce où la Nature et la Grande Muse placent ces pauvres pantomimes, vient s’insérer cette Scène, pas vraiment ou précisément décrite, (car pour les plusieurs centaines de personnes présentes, elle ne semble — jusqu’à ce jour — avoir laissé qu’un flou, un rêve, un mirage) — et pouvant partiellement être décrite comme je vais maintenant le proposer....... Il y a une scène dans la pièce représentant un salon moderne, où deux improbables ladies anglaises sont informées par un singulier et improbable Yankee qu’il n’est pas un homme fortuné, et par conséquent dépourvu d’intérêt en vue d’un éventuel mariage ; après quoi, les palabres terminées, le trio dramatique fait sa sortie, laissant la scène vide pour un moment. Il y eut une pause, un silence s’en suivit. C’est alors que survint l’assassinat d’Abraham Lincoln. Ce fut énormissime, avec toute sa batterie d’enquêtes, tout tournant autour de ça, tirant des plans sur la comète furent tires pour l’avenir et pour bien plus d’un siècle, dans la politique, dans l’histoire, dans l’art, etc., pour l’avenir du Nouveau Monde, à tel point que l’événement premier, le véritable assassinat, fut appréhendé dans le calme et la simplicité d’un banal événement — tel l’éclatement d’un bourgeon ou d’une cosse en pleine croissance de la végétation, par exemple. Parmi le bruissement général qui suivit la pause, avec les déplacements, etc..., se fit entendre le bruit sourd d’un coup de pistolet, que pas même un centième de la salle perçut à l’époque — puis un instant de silence — en quelque sorte, sûrement une sensation de surprise— et puis dans l’encadrement de la loge du Président, décorée, drapée, étoilée et rayée de part en part, une silhouette apparaît, celle d’un homme qui se dresse, se pose un instant sur la rambarde, saute à l’étage du dessous, (d’une hauteur de peut-être quatorze ou quinze pieds), chute en déséquilibre, ayant accroché le talon de sa botte dans la draperie, (le drapeau Américain), tombe sur un genou, prestement se redresse, se lève comme si de rien, (il s’était fait une réelle entorse à la cheville, mais ne ressentait rien,) — et ainsi donc la silhouette de Booth, l’assassin, vêtu d’une simple popeline noire, tête nue, les cheveux noirs corbeau gominés, et le regard d’un animal traqué, brillant et acéré, mêlé d’un étrange calme aussi, tenant en l’air un grand couteau de la main gauche — reculant le long de la rampe -— tourne son visage complètement vers le public, un visage à la beauté sculpturale, avec le regard allumé du Basilisk, clignant désespérément, de démence peut-être — et lance d’une voix ferme et assurée les mots suivants, Sic semper tyrannis (qu’il en soit toujours ainsi avec les tyrans) -— puis marche d’un pas ni lent, ni rapide en diagonale jusqu’au fond de la scène, et disparaît....... (Toute cette scène terrible — qui rend les scènes de la pièce absurdes — n’avait-elle pas été répétée, avec des balles à blanc, par Booth, auparavant ?)

Un instant de silence, de sidération s’ensuivit — un cri — le cri de L'assassin — Madame Lincoln se penchant hors de la loge, les joues et les lèvres livides, laissant s’échapper un cri, désignant le personnage en fuite, Il a tué le Président....... Et encore un instant bizarre, flottement étrange, une sidération en suspens — et puis le déluge ! — et ce mélange d’horreur, de bruits, de confusions — (le bruit, quelque part par l’arrière, l’écho des sabots d’un cheval lancé à grande vitesse) — les gens se précipitent de par les chaises, les balustrades, les cassent — ce bruit amplifie l’étrangeté de la scène — règnent la confusion et la terreur conjuguées — des femmes défaillent — quelques personnes plus fragiles tombent, et sont piétinées — on peut entendre des cris d’agonie — la large scène est soudainement envahie à ras bord par une foule dense et bigarrée, telle une scène de carnaval grotesque — une grande partie du public se rue sur elle — tout du moins les hommes forts le font — les actrices et les acteurs sont tous là dans leurs costumes de scène, et leurs visages maquillés et le mortel effroi se lisant à travers le fard, quelque peu tremblants — certains en larmes — on crie, on appelle, on entend des paroles confuses — redoublant, encore et encore — deux ou trois parviennent à aller de la scène à la loge du président — d’autres essayent d’escalader — etc, etc, etc.

Au milieu de tout cela, les soldats de la Garde Présidentielle, et d'autres aussi, déboulent, appelés de toute urgence sur le lieu,— (à peu près deux cents en tout) — ils investissent le théâtre, à tous les étages, spécialement ceux du haut, exacerbés, furieux, tirant littéralement sur le public avec des baïonnettes au canon, des mousquets et des pistolets, criant Dégagez ! évacuer ! vous, fils de —....... Ainsi se déroula cette scène barbare, ou du moins voici un aperçu de ce qui se passa à l’intérieur du théâtre ce soir-là.

A l’extérieur également, une folie ambiante, l’atmosphère d’un état de choc, une foule de gens, qu’anime la fureur, prêts à exploser à la première occasion, certains même qui faillirent, à plusieurs reprises, tuer de pauvres innocents. Un tel événement déclencha une colère particulière. La foule déchaînée, dans un mouvement d’humeur, se lança contre un homme parce qu’il aurait proféré certaines paroles, ou peut-être, en définitive, sans raison aucune, puis décida de le pendre à un lampadaire, là, pour de vrai, sur le champ, jusqu’à ce que le malheureux fut heureusement sauvé, grâce à quelques policiers héroïques, qui, tout en l’encerclant, parvinrent à se frayer petit à petit un chemin, péniblement jusqu’au poste de police. ....... Ce fut l’épisode le plus représentatif de toute cette histoire. La foule qui se rue, qui déambule çà et là — la nuit, les cris, les visages blafards, bon nombre de gens au comble de l’effroi, essayant vainement de se sortir de là — l’homme agressé, pas encore tout à fait libéré des griffes de la mort, pareil à un cadavre vivant— la demi-douzaine de policiers déterminés et silencieux, sans armes, simplement munis de leurs bâtons défense, gardant leur calme et leur sérieux parmi cet essaim tourbillonnant — donnèrent à voir en parallèle le spectacle d’une scène qui fit écho à la grande tragédie de l’assassinat....... Ils arrivèrent au poste de police avec l’homme qu’ils protégeaient toujours, qu’ils placèrent sous haute surveillance pendant la nuit et qu’ils libérèrent dans la matinée.

Et au milieu de cette nuit-pandémonium de haine insensée, les soldats exaspérés, le public et la foule — la scène, avec tous ses acteurs et actrices, ses pots de peintures, les paillettes et les becs de gaz — le sang vital, précieux de ces veines, le meilleur et le plus doux de la terre, s’égoutte, lentement, goutte à goutte, et la mort qui s’invite en lui, laissant quelques petites bulles s'échapper de ses lèvres...... Ainsi, les premiers signes qui annoncent l’assassinat du président Lincoln émergèrent. Il nous fut, d’un coup, enlevé, assassiné de manière horrible, inouïe. Mais sa mort fut indolore.

[Il lègue à l’Histoire et à la Biographie de l’Amérique, à ce jour, non seulement son souvenir le plus dramatique — mais aussi, à mon avis, l’image de la Personnalité la plus grande, la meilleure, la plus caractéristique et artistique aussi. Non pas qu’il n’eût pas de défauts et qu’il ne les montrât pas durant sa présidence ; mais l’honnêteté, la bonté, la finesse, le discernement, et (une vertu inédite, jusqu’alors inconnue en d’autres lieues, et fraîchement connue ici, mais la base et le lien de tous, que l’avenir développera généreusement), l’Unionisme, dans son sens le plus authentique, le plus plein, a constitué le noyau dur de son caractère. Il a donné sa vie pour toutes ces vertus. La splendeur tragique de sa mort, épurant, illuminant tout, dépose autour de sa personne, tout autour de sa tête, une auréole qui demeurera lumineuse et qui va grandir avec le temps, tandis que l’Histoire va son chemin, et que perdure l’amour de la Patrie. Cette Union fut préservée et soutenue par beaucoup ; mais si un seul nom, un seul homme, doit être retenu, lui, plus que tous, en fut le Gardien, pour le bien de l’avenir. Il a été assassiné — mais l’Union n’a pas été assassinée, elle — ça ira ! Quelqu’un tombe, et puis un autre encore. Le soldat tombe, s’échoue telle la vague — mais les lames de l’océan subsistent éternellement. La mort fait son œuvre, en marque au fer cent, mille — un Président, un général, un capitaine, un soldat — mais la Nation demeure immortelle.]

« Aucun Portrait réussi de Lincoln »

Aucun Portrait réussi de Abraham Lincoln . — Le lecteur aura certainement croisé des physionomies (souvent celles des agriculteurs âgés, des marins capitaines, et autres) qui, derrière l’absence d’une évidente beauté, ou même par leur laideur, possédaient malgré tout des qualités bien plus intéressantes, plus subtiles, palpables, qui déjouent les règles de l’art, rendant la vibration première de leurs visages presque impossible à dépeindre, tel un parfum sauvage ou le goût d’un fruit, ou le ton passionné d’une voix vivante..... et tel était le visage de Lincoln, sa singulière carnation, ses traits, ses yeux, sa bouche, son expression, etc. Il n’avait pas hérité d’une beauté classique — mais l’œil d’un grand artiste pouvait s’en délecter, en être fasciné, entreprendre de fines études....... Les portraits actuels sont tous des échecs — la plupart d’entre eux des caricatures.

Postface

William Matthews conclut son poème des tumultueuses années 1960, intitulé « Pourquoi nous sommes vraiment une nation », par une image saisissante : « Parce que la douleur nous unit, / comme les bois entremêlés d’orignaux / qui meurent tous deux à genoux ». Après les assassinats de John F. Kennedy, Martin Luther King, Jr., et Robert Kennedy, les poètes américains ont cherché un langage approprié à utiliser pour parler des tragédies nationales qui allaient façonner l’avenir, et Matthews avait découvert une image inspirée de la nature pour instruire les lecteurs sur les conséquences suicidaires — l’héritage de la guerre de Sécession est toujours vivace dans ce pays — que les divisions économiques, politiques et sociales peuvent avoir.

C’est la raison pour laquelle le fait que Whitman qualifie l’Unionisme de Lincoln comme étant « une vertu inédite, jusqu’alors inconnue en d’autres lieues, et fraîchement connue ici, mais la base et le lien de tous, que l’avenir développera généreusement », est crucial pour comprendre la relation entre sa poétique et la politique américaine. Dans sa douleur, le poète saisit le fait que l’Histoire se souviendra de la vie et la mort du président comme faisant partie intégrante de l’histoire américaine, dans laquelle il pourra continuer à chanter, à célébrer, à explorer et à se lamenter, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus tenir une plume. De « Chant de Moi-même » jusqu’au poème « Quand la dernière fois les lilas fleurirent dans le jardin » et Perspectives démocratiques, il fera en sorte que ses écrits restent fidèles au sort de son pays ; durant les années qui précédèrent la guerre, il se construira une identité poétique toute personnelle — « Walt Whitman, un Américain, turbulent, un cosmos », — qui à la suite de l’assassinat de Lincoln allait en appeler à de nouvelles énergies pour préserver la nation, qui, autrement, pourrait se déchirer à nouveau.

Lincoln a conclu son premier discours inaugural avec un puissant appel à ceux qui voudraient se défaire de l’Union :

Nous ne sommes pas des ennemis, mais des amis. Nous ne devons pas être ennemis. Bien que la passion ait tendu à l’extrême nos liens d’affection, elle ne doit pas les briser. Les cordes mystiques du souvenir, qui se déploient de chacun de nos champs de bataille et du tombeau de chacun de nos patriotes vers chaque cœur qui bat et chaque foyer de ce vaste pays, vibreront encore en chœur pour l’Union, sous la main des anges gardiens de la nation.

Mais à la suite de la guerre, une partie importante de la Confédération refusa d’écouter ces anges gardiens. La mort de Lincoln mit à nu les plaies d’une nation hantée par le sang versé, et risquait de la diviser au moment même où le processus de guérison pouvait s’entamer. Whitman fit observer qu’aucun portrait réussi du président n’existait — la « singulière carnation » de son visage, « ses traits, ses yeux, sa bouche, son expression, etc. » — Mais il reconnut que pour « l’œil d’un grand artiste pouvait s’en délecter, en être fasciné, entreprendre de fines études. » Il fut lui-même un tel artiste. Et ces notes font office d’esquisses préliminaires au portrait qu’il allait dessiner de Lincoln dans le poème, « Quand la dernière fois les lilas fleurirent dans le jardin ». Il allait bientôt transformer sa douleur en une recherche pour « un ton passionné de la voix vivante », un air salvateur qui guérirait à travers les âges, en nous invitant à rejoindre « le chœur de l’Union. »

—CM

Question

Remémorez-vous une tragédie, d’hier ou d’aujourd'hui, nationale, locale ou personnelle et décrivez la avec force détails, en vous appuyant sur des recherches, des articles, des interviews, ou en interrogeant votre mémoire, de la même manière que Whitman a décrit l’assassinat d’Abraham Lincoln : quelles difficultés avez-vous rencontrées pour que l’événement apparaisse fidèle à la réalité ? Quels détails dans la description que Whitman à faite des événements au théâtre Ford semblent les plus plausibles ? Est-ce que quelque chose vous semble exagéré ?

Répondez à cette question dans la Boîte de commentaires ci-dessous ou sur WhitmanWeb’s Facebook page.