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Avant-propos

New York Times, le 15 avril 1865.
New York Times, le 15 avril 1865

Après avoir végété, durant des mois, dans des camps confédérés pour prisonniers de guerre, George, le frère de Whitman, recouvra finalement sa liberté et rentra chez lui, à New-York ; dès que Whitman reçut le mot de George où il annonçait son retour, illico, il prit un congé, alors qu’il était greffier à Washington, et fonça à New York. Arrivé chez sa mère vers fin mars 1865, il œuvre pour que Roulements de tambours, son livre de poèmes sur la guerre de Sécession soit imprimé et, c’est le 1er avril qu’il signe un contrat avec l’imprimeur de Brooklyn Peter Eckler. La guerre n’est pas encore tout à fait terminée, mais le président Lincoln a déjà, avec ses généraux, débattu à propos de la reconstruction, et dans les jours qui suivirent, les Confédérés abandonnèrent leur capitale, Richmond, et Jefferson Davis et son cabinet fuyèrent pour Danville en Virginie. Whitman croyait que tout serait réglé suffisamment tôt, pour que son livre puisse être imprimé et prêt à la vente quand viendrait l’arrêt définitif des hostilités.

Comme pour les deux premières éditions des Feuilles d’herbe, Whitman s’édita à compte d’auteur (et paya pour son livre), et le moment aurait difficilement pu être aussi mal choisi. En effet, à cause de la guerre, le prix du papier avait grimpé et comme le démontra le critique Ted Genoways, Whitman, bien vite rectifia le tir et, alors qu’il envisageait que son livre fit 120 pages, il en vint à le retravailler pour que ses poèmes occupent le moins de place possible sur chaque précieuse page, et le livre compta au final 72 pages avec quasiment aucun espace perdu. Malgré les nombreux arrangements de textes et les réorganisations pour tout faire rentrer, sans oublier les ajustements de dernière minute qui reconnaissaient que la guerre était finie (le Général Lee se rendit au tribunal d’Appomattox, le 9 Avril), il réussit à relever son plus grand défi quand, son livre devant être imprimé, Abraham Lincoln est abattu dans la nuit du 14 avril et meurt le lendemain matin. Whitman sut immédiatement que son livre de poésie sur la guerre deviendrait anachronique s’il ne parlait pas, d’une façon ou d’une autre, de cet événement majeur qui marqua cette guerre comme jamais personne n’aurait pu l’imaginer.

Ainsi donc, Whitman demanda à Eckler de retarder l’impression alors qu'il écrivait à la hâte le court « Que les Camps demeurent silencieux aujourd’hui ». Il avait demandé à Eckler de retirer un poème de longueur similaire pour le remplacer par celui-ci, poème que Whitman sous-titra bien malheureusement « A. L. enterré le 19 avril 1865 ». Pour tenter de rester dans la course et dans la valse des nombreux événements dans Washington, il s’appuya sur de faux et hâtifs rapports qui prétendaient que Lincoln serait enterré dans la capitale, et c’est ainsi que le sous-titre de Whitman deviendra une erreur embarrassante, puisque, en fait, Lincoln ne sera pas enterré avant le 4 mai, à Springfield dans l’Illinois, après le long voyage du cercueil en chemin de fer qui permit à une grande partie de la nation de le voir et d’ainsi donc lui rendre hommage. Le poème n’est pas juste non plus quand il parle de la façon dont Lincoln fut enterré : « alors qu’on descend le cercueil » et « pendant que l’on comble la tombe avec des mottes de terre » n’avaient pas de sens, puisque le corps du président fut placé dans une crypte à Springfield. Pour l’impression de ce poème dans Feuilles d'herbe de 1871, Whitman transforma le sous-titre qui ainsi devint « Le 4 mai 1865 » et modifia la dernière strophe: « Pendant qu’ils placent le cercueil dans la crypte, / Chantez — alors que les portes de la terre vont se refermer sur lui — un couplet, / Pour les soldats aux cœurs lourds. »

Eckler imprima le livre, mais Whitman, sachant déjà que Roulements de tambours nécessiterait un retravail, en tira peu et les copies reliées le furent dans un format plus petit. Il se mit tout de suite à travailler sur des hommages à Lincoln, précis, appropriés, et sa « Suite de Roulements de tambours » (avec « Ô Capitaine ! Mon Capitaine ! » et « Quand la dernière fois les lilas fleurirent dans le jardin ») seront imprimés six mois plus tard et seront reliés avec Roulements de tambours.

Au vu de tous les problèmes que Whitman rencontra pour que son livre de poèmes sur la guerre fut imprimé sous la forme qu’il désirait, et aussi de la hâte avec laquelle il écrivit « Que les Camps demeurent silencieux aujourd’hui », ce poème court et serein est sans conteste assez émouvant. Whitman situe dès le départ la scène de deuil non parmi la population qui court les rues, mais la fait se dérouler parmi les soldats dans les camps, soldats qui gardent le silence, qui ont recouvert leurs armes, et qui maintenant « retirés.... l’âme recueillie, pour célébrer » la «mort de leur cher commandant. » Le poème nous fait vivre moins la mort d’un président que celle d’un commandant en chef des forces armées civiles. « La célébration » des soldats, bien entendu, ressemble à une cérémonie religieuse — « célébrer » dans le sens étymologique de respect du solennel, être rassemblé pour rendre hommage et chanter des louanges. Puis, dans la troisième strophe suggestive, les soldats émus par leurs propres rituels de fortune pour honorer les deuils et les pertes, supplient Whitman, lui, le « poète », d’écrire quelque chose « en notre nom », de « chanter l’amour que nous lui avons porté ». Et ils s’en remettent à ce poète, à Whitman, parce qu’ils le connaissent : il fut, après tout, un « visiteur fidèle des camps », et aussi le camarade dans les hôpitaux — il est par conséquent le seul poète en qui ils placent leur confiance pour qu’il chante en leur nom. Ainsi donc, Whitman propose un petit « couplet », mais, dans les mois qui suivirent, il répondit plus entièrement à leur demande et composa un chant salutaire pour célébrer les disparus de la Nation, non seulement pour le président défunt, mais aussi pour « les débris et les débris de tous les soldats morts. » Tout en rappelant le parfum des lilas fleuris et précoces qu’il respire dans le jardin de sa mère, le jour où il a appris la nouvelle de la mort de Lincoln, il chanta en fait l’une des odes les plus puissantes jamais composées.

—EF

« Que les Camps demeurent silencieux aujourd’hui »

A. L. ENTERRÉ LE 19 AVRIL 1865.

QUE LES CAMPS demeurent silencieux aujourd’hui ;
Et, soldats, laissons et couvrons nos armes que la guerre a usées ;
Et que chacun se retire, l’âme recueillie, pour célébrer
La mort de notre cher commandant.

Les conflits explosifs de la vie ne l’atteignent plus :
Ni la victoire, ni la défaite — Ni les événements fuligineux du temps,
Qui nous assaillent tels les nuages qui sans répit traversent le ciel.

Mais chante, poète, en notre nom ;
Chante l’amour que nous lui avons porté — car toi qui a vécu dans les
camps, le connaît vraiment.

Chante alors qu’on descend le cercueil;
Chante, pendant que l’on comble la tombe avec des mottes de terre — un poème,
Pour les soldats aux cœurs lourds.

Postface

La nécessité est la mère de l’invention : J’aime à penser que l’auteur inconnu de ce proverbe était un poète, puisque la poésie dépend, pour certains de ses effets, des limites qu’elle se fixe à elle-même, qu’elle revête une forme classique ou pas. Et il n’y a pas de meilleur exemple d’un poète qui épouse l'actualité que le poème de Whitman « Que les Camps demeurent silencieux aujourd’hui », dont l’inspiration se déclencha — comme le note Ed Folsom — à la mort de Lincoln ; son recueil de poèmes sur la guerre de Sécession, Roulements de tambours, était sur le point d’être imprimé. Comment parler de la victime la plus importante de la guerre en douze vers — l’espace qui devint disponible grâce au retrait d’un autre poème ? Impossible, bien sûr. C’est la raison pour laquelle ce changement impromptu, si émouvant, n’est en rien comparable à sa dernière élégie magistrale, « Quand la dernière fois les lilas fleurirent dans le jardin ». Accueillez le tel un échange de circonstance, qui prend du relief par la mise en situation des soldats abasourdis par la perte de leur commandant en chef. Le problème majeur que traite la poésie de Whitman — trouver les mots justes pour réconcilier le Nord et le Sud, sur la page à défaut d’être pris en charge par les politiques, allait lui réclamer beaucoup plus d’efforts.

Par sa simplicité, le poème en dit long non seulement sur la douleur des soldats, qui avaient côtoyé la mort et qui réalisèrent donc les conséquences que cela aurait pour la paix, mais aussi sur l’importance du rôle de la poésie en temps de crise de la Nation : comment elle peut mettre en lumière, sinon transfigurer, les émotions déclenchées par cet événement. La mort de Lincoln allait compliquer le processus de réconciliation et de reconstruction, mettant en péril l’Union, dont les efforts pour la conserver avaient déjà trop demandé aux soldats, les jeunes hommes au cœur lourd qui font confiance à Whitman pour donner une voix à la douleur qu’ils ressentent dans la lumière crue de ce sacrifice ultime.

Le poète dépend des événements historiques, qui bougent inévitablement au fil du temps, peut être amené à commettre des erreurs, en particulier en temps de guerre, où, comme on le dit souvent, la première victime est la vérité. Ceci Whitman le découvrit lorsque les détails de l’enterrement de Lincoln devinrent clairs — après que son livre fut imprimé. On imagine que le langage, frère grâce auquel les poètes vivent, lui pardonna cet écart. Quoiqu’il en soit il le rectifia dans la prochaine édition des Feuilles d’herbe. L’essentiel, ici, est que, en tant que « visiteur fidèle des camps », il savait comment chanter à ses camarades, et qu’il le fit.

—CM

Question

Lorsque nous sommes confrontés à de lourdes pertes ou lorsque nous sommes face à un événement catastrophique, la dernière chose à laquelle la plupart des gens pensent, c'est écrire à ce sujet. Pourtant, comme Whitman le fait ici, certains écrivent alors que la douleur est encore insupportable. Quels sont les plus et les moins d’écrire à propos de la douleur et des pertes quand les émotions sont encore vives ? Pensez-vous que coucher les mots sur le papier vous aide quand l’événement vous touche de près, ou est-il préférable de vous laisser du temps ? Pourquoi ?

Répondez à cette question dans la Boîte de commentaires ci-dessous ou sur WhitmanWeb’s Facebook page.