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Avant-propos

Poetic fragment later used in "Song of Myself."
Fragment poétique qu'on retrouvera plus tard dans « Chant de moi-même ».

Nous avons commencé Whitman et la guerre de Sécession par la fin, avec la « peine de mort » littérale et avec sursit de Whitman — une sommation et une convocation des centaines de milliers qui sont morts durant la Guerre de Sécession. Nous retournons maintenant avant la guerre, au poème de Whitman de 1855 « Chant de moi-même », un poème qui célèbre un être épanoui, qui sait s’adapter, rassemblé — une personne et une nation qui peuvent à la fois contenir des contradictions et demeurer unis. La Guerre de Sécession allait faire exploser ce rêve « d'unité dans la diversité », et Whitman allait passer le reste de sa vie à faire face aux répercussions accablantes de ce qu'il considérait comme la « Guerre pour préserver l'Union ».

Il est donc instructif de revenir au « Chant de moi-même », où l’on découvre que, bien des années avant la Guerre de Sécession, il inventoriait déjà les morts des guerres antérieures des États-Unis. Dans les Sections 33 à 36 du poème, Whitman s’imprègne de la guerre d’indépendance et de la guerre contre le Mexique et les confronte, ces deux guerres qui à l'époque pesaient le plus lourd dans l'imagination de Whitman, aussi bien que dans sa propre histoire (il vécut pendant trois mois à la Nouvelle-Orléans au moment où la guerre contre le Mexique prenait fin, et avait parlé à de nombreux soldats qui revenaient de la guerre). Vers la fin de son long inventaire, dans la Section 33, la mort et la souffrance et la douleur commencent à être omniprésents alors que l'âme de l’orateur du « Chant de moi-même » ressent lui aussi la torture de ceux qui souffrent et qui sont proches de la mort : « chaque agonie me fait changer de peau » dit le poète : « Je ne demande pas au blessé comment il se sent, je deviens moi-même le blessé. » Cette section du « Chant », qui a commencé avec une étreinte si dynamique d’un monde en constante évolution, se termine avec les débuts balbutiants de récits sombres sur la mort, la douleur et la perte. Et le « je » de Whitman s’imprègne de la haine et du sectarisme de la guerre.

La guerre, par définition, divise. Ce qu’un camp de la guerre nomme agression et haine et mal est bien-sûr perçu par l’autre camp comme justice et bravoure et héroïsme : « le massacre » d’un camp est la réponse justifiée de l’autre camp envers ce qu'il considère comme la brutalité de son ennemi. La réalité incontournable de la guerre est que « des jeunes hommes » (et, de plus en plus, de femmes) sont mutilés et assassinés des deux côtés, et que leurs corps sacrés — instruments sensoriels des âmes vivantes — sont réduits en cendres.

La Section 34 décrit le souvenir historique d’une mort en masse lors d’une des batailles pour l’indépendance du Texas qui conduisirent à la guerre contre le Mexique. L'accent est mis ici, non pas sur les gagnants et les perdants, mais sur la perte physique, la perte de la présence physique même, du fait que la guerre fait des dégâts irréparables aux corps de ceux qui ont été convaincus ou contraints de se battre. Dans les Sections 35 et 36, les récits de guerre continuent, décrivant maintenant la bataille de la mer de la Guerre d’Indépendance au large de la côte britannique entre le navire Bon Homme Richard de John Paul Jones et le navire britannique Sérapis : les Britanniques et les Américains perdirent plus de la moitié de leurs équipages au cours de cette bataille. L'histoire que raconte Whitman à propos de « la bataille de la mer d’antan » devient de plus en plus sombre. C'est la nuit ; le navire est en train de couler ; « des corps entassés sans forme » sont partout à la ronde, tout comme le sang éclaboussant le champ de la bataille — « des morceaux de chair sur les mâts et espars. » Encore une fois, l'accent est mis non pas sur la victoire, mais sur les conséquences terribles de la bataille sanglante. Il y a le cadavre d’un enfant qui avait servi dans la cabine du navire et le cadavre d’un beau vieux marin. À la fin, au milieu des « parfums délicats de la brise de mer », on entend les sons inquiétants du « sifflement du scalpel du chirurgien » et « du grincement de ses dents » alors qu’on ampute les corps…

Quelques années après la publication des « Feuilles d'herbes », la Guerre de Sécession allait devenir la guerre des amputations, avec des dizaines de milliers de soldats retournant chez eux sans bras ni jambes, et Whitman allait réfléchir à la façon dont la guerre était, après tout, principalement une attaque contre le corps vivant. Quant à ceux qui survécurent, ils le firent souvent sans pouvoir se déplacer librement dans le monde, ni sans pouvoir créer, écrire, peindre, faire quoi que ce soit. Les amputations eurent pour effet de couper l’accès de l’âme au monde en enlevant au corps le moyen de se déplacer et de faire parler l’âme. Cette section se termine en regardant sans fléchir le « sang se déverser » et en écoutant les cris et gémissements tandis que les amputations de la Guerre d’Indépendance présagent celles de la Guerre de Sécession.

La dernière ligne harcelante de Whitman, « Ces si, ces irrécupérables », met l’accent sur l’horreur absolue de la perte : quand un corps est détruit, il ne peut être recouvré. C’est comme si le poète commence à décrire l’importance et la vitalité de ce qui a été perdu — « Ces si. . . » (si beaux ? si braves ? si forts ?) — mais s’arrête alors au moment où il reconnaît la futilité de tenter de reconstituer, même par les mots, ce qui a été pour toujours emporté : « Ces irrémédiables. » Whitman croque une scène inoubliable qui montre la perte, l’agonie et la douleur dans le contexte du composteur ultime, l’océan rugissant, attendant son festin composé de morts et de membres déposés qu’il s’apprête à engloutir. L’océan va les recycler dans une prochaine vie, mais jamais sous les formes humaines identiques qui furent perdues dans la bataille : les corps entiers sont irrécupérables, bien au-delà de ce pour quoi ils pensaient qu’ils s’étaient battus. Ici, donc, plus d'une décennie avant qu’il écrivit « Sans oublier le Million de morts, triste bilan », il s’était déjà confronté aux vérités les plus sombres de la guerre.

Section 33, « Chant de moi-même »

Je suis l’esclave pourchassé comme un gibier, je bondis de
côté à la morsure des chiens,
L’enfer et le désespoir sont à mes trousses, les tireurs tirent
coups sur coups,
J’empoigne les barres de la palissade, goutte à mon
sang s’épanche, délayé dans la sueur qui suinte de ma
peau,
Je tombe sur les herbes et les pierres,
Les cavaliers éperonnent leurs chevaux récalcitrants, les
poussent contre moi,
A mes oreilles bourdonnantes de vertige ils crient des
injures et m’assènent sur la tête des coups des manches
de fouets.

Les agonies sont l’une de mes changements de costumes,
Je ne demande pas au blessé ce qu’il ressent, je deviens
moi-même le blessé,
Mes plaies se font livides sur mon corps pendant que j’ob –
serve, appuyé sur une canne.

Je suis le pompier meurtri à la poitrine défoncée,
Des murs en s’effondrant m’ont enseveli sous leurs débris,
J’ai respiré le feu et la fumée, j’ai entendu les appels hurlés
de mes camarades,
J’ai entendu le cliquetis lointain de leurs pioches et de leurs
pelles,
Ils ont déblayé les poutres, ils me soulèvent tendrement.

Je suis étendu en ma chemise rouge dans l’air du soir, c’est
à cause de moi que tout le monde fait silence,
Je ne souffre pas, après tout, je suis épuisé, mais pas telle –
ment malheureux,
Blanches et belles sont les figures qui m’entourent, les têtes
sont débarrassées du casque,
Le groupe à genoux s’évanouit avec la lumière des torches.

Ceux des tempes reculés et qui sont morts ressuscitent,
Ils apparaissent comme le cadran ou bien se meuvent comme
mes aiguilles, et c’est moi-même qui suis l’horloge.
Je suis un vieil artilleur, je raconte le bombardement de
mon fort,
J’y assiste de nouveau.

De nouveau s’élève le long roulement des tambours,
De nouveau les canons et les mortiers attaquent,
De nouveau j’entends, l’oreille tendue, le canon qui ré –
pond.

Je prends part à l’action, je vois et j’entends tout ce qui se
passe,
Les cris, les jurons, la tempête de cris, les vivats pour les
coups qui portent,
Le convoi d’ambulance qui passe lentement en laissant une
traînée rouge,
Les ouvriers qui vont se rendre compte des dégâts et font
les réparations urgentes,
Les grenades qui tombent à travers le toit fracassé, l’ex –
plosion en éventail,
Le sifflement des membres, des têtes, des quartiers de
pierre, de bois, de fer, projetés en l’air.

De nouveau un murmure s’échappe de la bouche de mon
général mourant, il agite la main avec fureur,
Il exhale, dans un dernier soupir, ces mots à travers le
sang caillé : Ne vous occupez pas moi – occupez –
vous des retranchements.

Section 36, « Chant de moi-même »

Minuit s’étend immense et silencieux
Deux grandes coques sont là immobiles sur le sein des
ténèbres,
Notre vaisseau sombre lentement, on se prépare à passer
sur celui que nous avons conquis,
Sur le gaillard d’arrière le capitaine donne froidement ses
ordres avec un visage aussi blanc qu’un drap,
Près de lui gît le corps de l’enfant qui servait dans la
cajute,
Et la face morte d’un vieux loup de mer avec de longs che –
veux blancs et des favoris soigneusement frisés,
Les flammes, en dépit de tour ce qu’il est possible de faire,
montrent leurs lueurs vacillantes du haut en bas,
Ou entend la voix rauque des deux ou trois officiers encore
capables de faire leur service,
Des tas informes de cadavres et des corps isolés s’aper –
çoivent, des lambeaux de chair accrochés aux mâts et
aux espars,
Des cordages coupés, des agrès qui se balancent, le choc
léger des vagues douces,
Les canons qui se dressent noirs et impassibles, un fouillis
de paquets de poudre, une forte odeur,
Quelques grandes étoiles là-haut, qui brillent silencieuses
et endeuillées,
La brise de mer délicate que vient par bouffées, le relent
des joncs marins et des prés bordant le rivage, des
messages suprêmes confiés aux survivants,
Le crissement du couteau du chirurgien, les dents de sa
scie qui mordent,
Des respirations sifflantes, des gloussements, du sang qui
ruisselle en cataracte, des cris fous et brefs, et de
longs, mornes gémissements qui décroissent,
Tel tout cela, cela l’irréparable.

Section 37, « Chant de moi-même »

Holà ! vous, les lambins qui êtes de garde ! Empoignez vos
    armes !
On pénètre en foule par les portes conquises ! Je suis pris !
J’incorpore toutes les existences proscrites ou souffrantes,
Je me vois en prison sous la forme d’un autre homme,
Et j’éprouve la morne souffrance ininterrompue.

C ‘est pour moi que les gardiens portent leur carabine sur
    l’épaule et montent la garde,
C’est moi qui suis relâché le matin et mis aux fers le soir.

Pas un factieux ne marche les menottes aux mains vers la
    prison sans que moi-même je marche à mon der –
    nier soupir,
Mon visage est couleur de cendres, mes muscles se nouent,
    les gens s’éloignent de moi.
Les quémandeurs s’incarnent en moi et je m’incarne en eux,
Je tends mon chapeau, je reste là avec une mine honteuse,
    et je mendie.

Postface

Whitman a recréé des scènes dramatiques de la guerre d’Indépendance et de la guerre contre le Mexique dans les sections 33 à 36 du « Chant de moi-même », qui témoignent du pouvoir de son imagination, de la même manière que Stephen Crane allait plus tard donner vie aux histoires d’un soldat terrifié durant la guerre de Sécession dans son roman La Conquête du courage, bien qu’il soit né six ans après que le général confédéré Robert E. Lee s’est rendu au général Ulysses S. Grant de l'Union, au tribunal d’Appomattox en Virginie. Car les grands écrivains dressent des portraits crédibles des personnes, lieux et événements du passé, aussi bien que des portraits issus entièrement de leur imagination. Il est étrange de penser que dans son « Chant de moi-même », par ailleurs optimiste, Whitman a décrit certains des mêmes faits horribles de la guerre qui allaient façonner son avenir, et préfigurer, pour ainsi dire, son propre destin. Ainsi, au cours de sa pratique à l’hôpital — (il intitule l’un des cahiers de la guerre de Sécession : Walt Whitman, missionnaire du soldat) — il était le porteur des « messages des morts adressés aux survivants », ayant imprégné toutes les fibres de son corps de la mesure et du sens du « sifflement du scalpel du chirurgien », et « du grincement de ses dents / Des respirations sifflantes, des gloussements, du sang qui ruisselle en cataracte, des cris fous et brefs, et de longs, mornes gémissements qui décroissent ». Il n’est pas étonnant que son état de santé se soit détérioré avant l’arrivée de la paix sur cette terre, l’obligeant à récupérer pendant plusieurs mois à Brooklyn.

Avait-il une idée de ce qui allait arriver quand il a ressuscité l’histoire des 412 jeunes hommes massacrés au Texas, puis façonné le monologue d’un marin d’après le navire de John Paul Jones — le Bon Homme Richard — au cours d’ « une bataille navale d’antan » avec le navire britannique Sérapis ? Impossible de le dire avec certitude. Mais le monde bougeait très vite durant la décennie menant à la sécession confédérée de l’Union, et les scènes de guerre présentes dans le « Chant de moi-même » suggèrent que Whitman non seulement comprenait la centralité du conflit dans le déroulement de l'histoire, mais aussi que son vœu de chanter la totalité de l’existence ne servirait à rien s’il ne tenait pas compte de la propension humaine à détruire ce que nous avons de plus cher. « Chaque agonie me fait changer de peau », écrivit-il, comme s’il allait essayer de nouveaux vêtements, peut-être conscient, au plus profond de son âme, qu'un jour il allait lui-même « devenir la personne blessée ». En prenant soin des morts et des soldats à l’agonie, il découvrit comment transformer l’amour qu’il leur vouait en un façon manières inédite d’honorer l’irrémédiable : la poésie et la prose pour un nouveau monde qui allait naître des cendres de la guerre.

Question

Lisez-vous l'imaginaire et le fictif de la littérature différemment d'un récit tiré d'un réel témoignage? L'un est-il plus crédible que l'autre? Si oui, pourquoi et comment?

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