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Avant-propos

Justus von Liebig
Justus von Liebig

Dans les années 1840 et 1850, Walt Whitman lisait, s’imprégnait des dernières dévouvertes des sciences, et œuvrait à les rendre poétiques : « Vive la science positive ! », écrivit-il en 1855 dans le poème qu’il intitulera « Chant de moi-même », et qu’il adressera, plus tard, directement aux scientifiques : « Vos faits sont utiles, mais pourtant je ne peux en faire mon logis, / Par eux, je ne fais qu’entrer dans un coin de ma demeure. » Une des sciences qui le fascinait le plus était la chimie, et en 1847, dans la recension qu’il fit d’un nouveau livre de Justus Liebig sur la chimie organique, il applaudit les nouvelles révélations qu’il avait découvertes grâce au livre : « La chimie ! Une belle étude qui ennoblit ! Et que seules les personnes vulgaires considèrent technique, parce qu’elles n’ont pas fouillé dans ses infinis recoins. La chimie — dont découle l’essence même de la création, avec les changements, les croissances, les genèses et les désintégrations que subit la majeure partie de notre planète et toutes les choses en dépendant ! » Donc, en 1856, cinq ans avant que la guerre civile éclate, dans sa deuxième édition des Feuilles d’herbes, Whitman publia un poème sur la chimie, basé sur les faits qu’il avait lus. À travers ces faits, il entra dans le domaine de la vérité poétique — il prit conscience que le changement perpétuel, la croissance, l’évolution, et la pourriture forment « l’essence de la création. » Le poème s’appelait « Poème sur le miracle de la résurrection du blé », plus tard intitulé « Ce compost », et au cœur de celui-ci se trouve la même exclamation merveilleuse qu'il avait faite après avoir lu le livre de Liebig : « Quelle chimie ! »

Dans ce poème, Whitman exprime le plus clairement sa foi première : La spiritualité en tant qu’amas de compost. L’âme en tant que matériau de recyclage à l’infini. Chaque atome vous appartenant m’appartient à moi aussi. Ces atomes tournoyants, qui composent chacun de nous, étaient ici à l'origine du cosmos et demeureront ici aussi longtemps que la matière existe. Nos corps sont une composition momentanée de poussière d'étoiles éternelle, une constellation d’atomes en perpétuelle métamorphose qui, pour un temps donné, incarnent la Vie, puis se dispersent et constituent les éléments d’une nouvelle vie. Dans « Sans oublier le Million de morts, triste bilan — Les Inconnus », comme nous l’avons vu, Whitman exprime la même foi dans le compostage, la même « chimie distillée de la Nature », mais maintenant, comme la chimie de la nature transforme des centaines de milliers de soldats morts, elle travaille des heures supplémentaires, puisqu’elle doit fertiliser la mort pour donner vie à une échelle plus grande que jamais. Créer de la nourriture pour assurer l’avenir de la nation, à partir des centaines de milliers de soldats perdus, est un test écologique des pouvoirs chimiques de la Nature. La poésie de La Guerre de Sécession de Whitman et la poésie qu’il écrivit après la guerre traduisent littéralement cette absence, comme nous le verrons.

Après la guerre, Whitman revisita sans répit Les Feuilles d’herbe, pour conjuguer la poésie de la division avec la perte de ce qui fut, avant la guerre, un livre mettant l’accent sur l’unité et l’expansion perpétuelle. Il allait coudre les feuilles non reliées de Roulements de tambours pour l’édition de 1867, et ensuite, dans les éditions suivantes, organiser et retravailler les poèmes, saupoudrant la poésie de la guerre au travers des Feuilles, pour qu’elle fasse partie de chaque aspect de l’ouvrage. Il apporta parfois des changements majeurs à ses premiers poèmes ; d'autres fois, les changements furent tout à fait mineurs. En 1867, il décida de renommer « Poème sur le miracle de la résurrection du blé » avec ce nouveau titre « Ce compost » : le nouveau titre, « Ce compost », non seulement met l’accent sur le monde qui nous entoure, où la nature transforme sans cesse la matière morte pour lui donner une nouvelle vie, mais porte uaussi notre attention sur ce compost, ce poème, la chose même que nous lisons, ce qui est, après tout, une composition (qui a les mêmes racines que le compost : mettre ensemble). Ce poème, comme tous les poèmes, est constitué d’éléments, de mots, qui ont été utilisés dans un nombre infini d’autres poèmes par d'autres poètes, mais le langage — tout comme les plantes et les animaux — est continuellement divisé en de nouveaux éléments, à partir desquels se développent de nouvelles compositions (pour Whitman, le dictionnaire était l’ultime amas de compost linguistique, où tout ce qui fut jamais écrit dans la langue existait, fracturé à nouveau en toutes ses différentes parties).

En 1871, Whitman apporta une autre modification, d’apparence modeste, à ce poème : il ajouta à son catalogue de toutes les nouvelles vies qui explosaient et perçaient le sol (qui est le compost de la mort), une image unique et rapide, d’une demi-ligne seulement — « les lilas fleurissent dans les jardins ». Ici, en rappelant un tout petit fragment de son élégie de la Guerre de Sécession sur la mort d’Abraham Lincoln, Whitman invite toute la mort écrasante de la guerre dans ce poème. « Quand les derniers lilas fleurirent dans le jardin » est non seulement une lamentation sur la mort de Lincoln, mais aussi une introduction à tous les « cadavres des batailles, des myriades d’entre eux. . . les débris encore et toujours de tous les soldats morts de la guerre. » Son poème d'avant-guerre commence donc dans les années d’après-guerre, pour célébrer avec tristesse la remarquable capacité de la « chimie de la nature » à transformer la mort de masse en nourriture pour l’avenir de l’Amérique, un avenir qui allait être fait —comme tous les avenirs — de morts.

—EF

« Poème sur le miracle de la résurrection du blé » / « Ce compost »

QUELQUE chose m’effraie là où je croyais
être épargné,
J’abandonne les bois silencieux que j’aimais,
Je n’irai plus maintenant me promener dans les pâturages,
Je ne me dévêtirai plus pour retrouver
mon amante, la mer,
Je ne laisserai plus ma chair toucher la terre, ni toute autre
chair qui voudrait me réchauffer.

Comment l’homme peut-il ne pas être dégoûté par le sol ?
Comment pouvez-vous être en vie, vous, nouvelles pousses du printemps ?
Comment pouvez-vous donner la santé, vous, la sève des herbes,
les racines, les vergers, les céréales ?
N’entreposent-ils pas sans relâche des cadavres
malades dans la terre ?
Chaque continent n’est-il pas envahi encore et encore
par ses morts en décomposition ?
Où avez-vous jeté ces carcasses
d’ivrognes et de gloutons depuis tant de
générations ?
D’où avez-vous tiré tout ce liquide fétide et
cette viande ?
Je ne vois aucune trace sur vous aujourd’hui — ou peut-être
je me trompe,
Je tracerai un sillon avec ma charrue — j’enfoncerai
ma pelle dans l’herbe et le terroir, et les
retournerai,
Je suis sûr que je mettrai au grand jour de la viande pourrie.

Observez !
Ceci est le compost de milliards de morts
avant l’heure,
Peut-être que chaque mite provint, jadis,
d’un corps malade,
Observez cependant !
L’herbe recouvre les prairies,
Le haricot transperce, sans bruit, le terreau dans
le jardin,
La lance délicate de l'oignon pointe vers le haut,
Les bourgeons des pommiers forment des grappes sur les
branches,
Le blé au profil livide renaît
de ses tombes,
Le saule et le mûrier retrouvent leurs
couleurs,
Les oiseaux mâles chantent matin et soir, tandis
que les femelles couvent leurs nids,
La jeune volaille fait éclore
les œufs,

Les nouveaux-nés voient le jour, le veau
sorti de la vache, le poulain de la jument,
Du haut de leur petite colline, les feuilles vert foncé
de la pomme de terre se dressent comme toujours,
Du haut de sa colline, se dresse l’épis de maïs jaune ;
Les pousses estivales, innocentes et insolentes,
surplombent ces strates de morts en décomposition.

Quelle chimie !
Comme les vents ne sont pas vraiment contagieux !
Elle n’est pas une illusion, cette vague verte, translucide,
de la mer, qui est si amoureuse de moi !
En toute confiance je la laisse lécher mon corps
nu partout avec ses langues !
Les fièvres qu’elle renferme ne pourront pas
me contaminer !
Comme tout est propre, pour toujours et à jamais !
Comme la boisson fraîche du puits a si bon goût !
Comme les mûres sont si parfumées et juteuses !
Que les fruits des vergers de pommiers et
d’orangers — que les melons, les raisins, les pêches,
les prunes, qu’aucun d’eux ne m’empoisonnent !
Que lorsque je m’allonge sur l'herbe, je n’attrape
aucune maladie !
Même si, probablement, chaque brin d’herbe est né
de ce qui auparavant portait la maladie.

Maintenant, la terre m’effraie ! Elle est si calme
et patiente,

On y cultive tant de choses délicates là où régnait
le trouble,
Elle tourne, inoffensive et inoxydable, sur son axe, avec
ces successions interminables de cadavres malades,
Elle distille ses vents exquis provenant d’infinies terres
empuanties,
Elle renouvelle avec innocence ses récoltes
annuelles, prodigues, somptueuses,
Aux hommes, elle offre les divins matériaux sans rechigner
de ce qu’ils en font pour finir.

Postface

L'intérêt de Whitman pour la chimie — une branche des sciences physiques enracinée dans la quête du philosophe pour appréhender la nature de l’univers, et dans le rêve de l'alchimiste de transformer des matériaux de base en or — lui offre non seulement des images et des idées, mais aussi le moyen de distiller en versets sa vision du cosmos — un cosmos axé sur le soi individuel, qui, sous une forme ou une autre, a existé depuis des temps immémoriaux, rejoint les profondeurs abyssales de la mer, et s’élève bien au-delà de l’étoile la plus lointaine, maintenant et dans l'avenir, chaque recomposition des mots — « la résurrection du blé », « la teinte se réveille » — revigorant la langue, nous éclairant sur la nature de notre propre parcours, du berceau à la tombe. Sa réflexion sur l’évolution de la matière dépend donc d’un mélange extravagant d'éléments tirés de la littérature, de la philosophie et de la science, qui a pour vocation de transformer toute chose en « matériaux divins ». Et la régénération constante de la nature, qui semble transformer sans cesse la mort en vie, donna raison à l'hypothèse de Whitman que la fin d'une vie marque le début d'une autre.

Le carnage de la Guerre de Sécession a placé son postulat jusqu’à son point de rupture. Et il est fascinant d’observer qu’il le comprit, bien avant que les premiers coups de feu aient été tirés, dans le poème finalement intitulé « Ce compost ». Qu'est-ce qui le fait sursauter dans le premier vers ? Le craquement d’une brindille ? Une voix ? Une ombre ? Quelle qu’en soit la cause, il sait qu'il est entré dans un paysage hanté par la mort — qui n’est différent d’aucun endroit sur terre. Car les « morts rancis » sont partout; il lance alors un appel aux « pousses du printemps », angoissé par la prise soudaine de conscience que, s’il traçait un sillon à un endroit, il allait déterrer des cadavres aussi. Dans la maladie se trouvent les graines de la santé aussi sûrement que la chair en décomposition fournit des nutriments pour la vie. Ceci est notre héritage commun.

Ensuite, un espace blanc, et un impératif : Observez ! Ce que le poète observe, c’est le miracle de la vie, tout ce qui l’a conduit à voir le monde d’un regard neuf, en obéissant au même processus de transformation que celui d’une réaction chimique. Dans ce nouveau composite, fait tout aussi bien de poésie que de chimie, « tout est propre, pour toujours et à jamais ! » Car ce changement de perspective n’est rien de plus ni de moins qu’un exemple pour la mutation des atomes qui déterminent toutes vies et donc toutes morts, ce qui allait pour Whitman devenir familier pendant ses longues veillées durant la guerre.

« Toute la terre est notre hôpital », écrivit T.S. Eliot dans Quatre quatuors, dont la publication soutint les Londoniens pendant le Blitz allemand de la Seconde Guerre mondiale, et c’est pourquoi il croyait que « la parole nous pousse / À purifier le dialecte de la tribu ». Mais ce fut Whitman qui le premier purifia le dialecte d’une nation déchirée par la guerre civile, démontrant pourquoi la poésie est le moyen choisi pour distiller « ses vents exquis provenant d’infinies terres empuanties. » Quelle chimie !

—CM

Question

Quel effet les idées de Whitman sur le « compost » ont-elles sur vous ? Vous sentez-vous plus grands ou plus petits, plus importants ou moins importants, plus reliés à la terre ou moins reliés, faites-vous plus partie de l’éternité, ou moins ? Ou bien vous affectent-elles des deux manières, et, si oui, comment ?

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