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Avant-propos
Comme le poème que nous avons étudié la semaine dernière (« Le Chant du Divin à quatre faces »), ce petit poème, serein, immédiatement nous surprend, nous intrigue par son appartenance étrange au sein d’un livre de poèmes consacré à la guerre de Sécession. Quand il fut publié, en Octobre 1861, dans le Leader de New York, en revanche, il ressemblait bien plus à un poème de guerre — il démarrait par trois vers que Whitman plus tard enleva avant d’inclure le poème dans son Roulements de Tambours et suite : « Trompettes suggestives de la guerre, Je vous ai entendues ; / Et vous, je vous entendis battre, vous chœur des petits et des grands tambours ; / Vous canons aux lèvres ourlées — Vous, je vous ai entendus qui tonnaient, saluant la frégate de la France. . . »
Le poème, ainsi qu’il fut publié à l’origine, commençait franchement dans le style de « Roulez, roulez tambours ! », qui parut, quelques semaines plus tôt, dans Harper. Mais ce qui rend ce poème si puissant est la manière dont il va des roulements de tambours, des canons impétueux, des « trompettes suggestives de la guerre » à un ensemble de sons tout à fait différents, sons qui ont persisté pendant la guerre, même s’ils sont souvent étouffés par le tumulte et les nouvelles de l’incessante bataille. Au moment où Whitman l’a inséré dans son Roulements de Tambours et suite, ce poème ne comptait que cinq vers : chacun des quatre premiers propose un nouveau son distinct et le dernier vers reprend le son qui apparaît dans le quatrième vers et lui fait écho.
Le poète James Wright le qualifia de grand poème en raison de « la délicatesse presque parfaite de sa forme ». Cinq vers, quatre sons, alors que le “Je” se déplace de l’église jusqu’au lit de l’amant en passant par les bois et l’opéra, du son des « chants tendres et sacrés des tuyaux d’orgue » de l’église aux sons beaucoup plus calmes mais envoûtants d’un autre orgue — le « cœur de mon amour ! » — qui peuvent être entendus grâce aux pulsations du sang des artères-tuyaux de l’amant par le biais du poignet, qui transporte les « petites clochettes » du cœur qui bat jusqu’à un autre orgue — « mon oreille » — qui est logé dans le poignet de l’amant. La répétition de « j'ai entendu » (en écho, à cinq reprises, dans les quatre premiers vers) fait la place à des mots presque similaires « Heart » et « Heard » qui démarrent les deux derniers vers où le « Je » a disparu dans la dernière ligne par souci de faire entendre le cœur de l’amant.
Et au cœur de ces deux mots — « Heart » et « Heard» — il y a le mot « oreille », le noyau de l’évocation sensuelle du poème, le petit mot qui finit le poème et nous rappelle (dans l’accident orthographique d’un mot qui est contenu dans un autre) comment l’ « oreille » est si intimement attachée au « cœur » de l’amant. Même l’exclamation — « cœur de mon amour ! » (qui tout d’abord résonne comme une métaphore romantique et qui évoque l’association commune de « cœur » et de « amour ») — en fait saisit le moment heureux où on réalise que ce petit « fredonnement » dans l’oreille est en fait le cœur de mon amour battant pour de vrai.
En étant placé, comme il l’est, juste après « Le Chant divin à quatre faces », ce poème met l’accent sur la nécessité de l’intimité de la réconciliation qui devient, dans la formulation de Whitman, l’Esprit saint de la divinité toujours en gestation de l’Amérique.
Alors que les sons de la guerre battent retraite (ou, ainsi qu’il se passe dans la révision de ce poème, tout simplement meurent), ce qui demeure, ce sont les sons de dévotion, des prières, les sons de la nature, les sons des voix qui s’envolent (« le quartet » « chante », peut-être sont-ce le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest qui découvrent une harmonie nouvelle), les sons d’intimité. Les poèmes de Roulements de Tambours et suite s’articulent, à présent, de plus en plus autour de la réconciliation et vers un appel au regain d’une fervente camaraderie à travers ce que furent les séparations, les fractures régionales et idéologiques profondes et apparemment irréconciliables.
—EF
« Je vous ai entendus, Chants Tendres et Sacrés des Tuyaux d’Orgue »
JE VOUS AI ENTENDUS, chants tendres et sacrés des tuyaux d’orgue, alors que ce dimanche matin dernier je passais devant l’église ; Vents d’automne ! — tandis que je traversais les bois au crépuscule, j’ai entendu vos soupirs long et étirés, flottant, si mélancoliques ; J’ai entendu le ténor italien parfait, chantant à l’Opéra — J’ai entendu la soprano chanter au centre du quartet ; ... Cœur de mon amour ! — toi aussi, je t’ai entendu, fredonnant tout bas, l’un de tes poignets posé autour de ma tête ; J’ai entendu, quand le calme était maître, ton pouls qui faisait tinter quelques clochettes la nuit dernière sous mon oreille.
Postface
Equipée d’un appareil auditif, une écrivaine a récemment posté sur Facebook qu’après quelques jours, elle a réalisé qu’ « il y a certainement des choses (des gens) qu’il importe peu d’entendre, mais la chose la plus merveilleuse que je peux, à présent, entendre résonner de façon forte, claire et pure, c’est le chant des oiseaux ! ». Elle a écrit ceci au cours d’une saison politique houleuse, ce qui peut expliquer à la fois son dégoût de l’humanité et la joie qu’elle ressent à entendre les bruits de la nature. Ce dont elle fait l’éloge est le fait d’avoir ajusté son audition, tout comme dans le poème « Je vous ai entendus, Chants Tendres et Sacrés des Tuyaux d’Orgue », Whitman appréhende le monde qui l’entoure, comme doté d’une ouïe nouvelle — la musique dans l’église qu’il croise, le vent d’automne dans les bois au crépuscule, le chant d’un ténor et d’une soprano, le cœur de son amant « qui faisait tinter quelques clochettes la nuit dernière sous mon oreille ».
Après avoir été témoin de tant de douleur et de souffrance durant la guerre, ce qui, à n’en pas douter, altéra ses sens et le plongea dans un désespoir, il a trouvé à son grand étonnement qu’il était capable de découvrir le monde avec un regard neuf.
Le contexte de ce poème, l’imagerie martiale et la cacophonie que Whitman coupa de la version originale des (« trompettes suggestives de la guerre », un chœur de tambours, « des canons aux lèvres ourlées ! »), constituent une recherche au sein de la maturation de la pensée du poète. Car une fois que les canons ont cessé de tirer, il pouvait entendre ce qui avait toujours été là : la musique du temps, à laquelle il était insensible lorsqu’il apportait de l’aide aux soldats malades et blessés. Cependant, dans le silence qui suivit la signature de l’armistice, il reconnut que le vrai sujet de son petit poème était –avait toujours été — l’amour. Ce qui se passe dans le feu de l’action des combats et des dégâts qui s’ensuivent peut être difficile, voire impossible, à évaluer. Ce qui est certain est que le choc se répercutera pendant des générations durant. La poésie peut restaurer, même si ce n’est que momentanément, un sens de la mesure, en premier lieu pour l’écrivain, ensuite pour le lecteur : « Cœur de mon amour ! »
L’amour et la perte : ces thèmes éternels de la littérature révèlent de nouvelles complexités en temps de guerre, lorsque les conventions sociales sont laissées en suspens et que le sang répandu occupe toute l’attention. Aussi épuisé que fut Whitman de rendre compte du carnage et de prendre soin de ceux qui furent tombés, il trouva malgré tout en lui–même le ressort qui depuis des temps immémoriaux a nourri l’humanité : le toucher d’un autre. L’amant de Whitman prend sa tête dans les mains et, « fredonnant tout bas », permet au poète de se retrouver. « Celui qui a des oreilles pour entendre », dit Jésus à ses disciples, « qu’il entende ». L’amour conquiert tout.
—CM
Question
L’intimité, durant les temps de guerre et de sa brutalité inhérente, est souvent une chose difficile à appréhender, car l’amour passionnel peut sembler si extérieur, si étranger à ce monde où la haine semble régner. Et pourtant, de nombreux écrivains et cinéastes ont enquêté sur la façon dont, en fait, l’intimité peut être vécue de manière et plus intense et plus cruciale en temps de guerre qu’en temps de paix. Quels facteurs pourraient contribuer à ce sentiment d’intensité accrue de l’amour pendant la guerre ? À quels exemples de ce phénomène pouvez-vous penser ? L’avez-vous vécu vous-même ?
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