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Avant-propos
Pour Whitman, la guerre de Sécession fut menée avec pour but principal de préserver l’Union, et, alors que les trois premières éditions de Feuilles d’herbe tirent le portrait d’esclaves de façon sympathique et présentent avec un souci d’empathie les Afro-Américains, il avait en fait peu à dire à propos des esclaves émancipés ou de la Proclamation d’émancipation elle-même. Son seul commentaire enregistré à propos de la Proclamation d’émancipation est une note manuscrite qui semble être le début d’un fragment destiné à un journal ; dans cette note, il remarque « la fraîcheur flegmatique qui parcourt Washington, dans le cadre d’un nouveau document d’émancipation », et il n’écoute « pratiquement aucune allusion faite à son propos dans les lieux publics de la ville. » Whitman est complice de ce silence froid : les problèmes de l’esclavage et de l’émancipation ne sont jamais traités dans ses poèmes consacrés à la guerre de Sécession, ni dans Roulements de tambours et Roulements de Tambours et Suite, et n’apparaissent pas plus dans ses Mémorandums pendant la guerre. La guerre de Sécession fut un événement primordial, déterminant, pour Whitman, mais peu de preuves occupent ses écrits traitant de la période de la guerre ou d’après guerre où il considère la race ou l’esclavage comme un élément clé de l’importance de cette guerre. Nous avons vu dans notre étude de « Réconciliation » que la race et l’esclavage peuvent être présents de façon sourde dans le poème, mais ce fut seulement après la guerre qu’il décida de modifier Roulements de Tambours en ajoutant un poème qui traite spécifiquement du problème de la race et de l’esclavage.
« Ethiopie qui salue les couleurs » a toujours été un poème délicat à aborder. Même si sa lecture, souvent, trahit le racisme de Whitman, ce poème fut malgré tout encensé par bon nombre d’écrivains Afro-Américains au cours du siècle dernier. Langston Hughes l’appela « le plus grand poème, de notre langue, traitant du propos Nègre », et le grand compositeur Afro-Américain H. T. Burleigh le mit en musique ; il fut souvent chanté lors des rassemblements de Harlem Renaissance. Il semble toujours que les écrivains et les critiques Afro-Américains voient et entendent quelque chose de plus dans le poème que les lecteurs blancs ne perçoivent pas.
Ce poème est encore un autre poème que Whitman écrivit en s’inspirant de ses notes sur les dires des soldats. Whitman écrivit ce poème en prenant le point de vue d’un soldat blanc de l’Union qui marche aux cotés du général Sherman à travers la Géorgie et dans les Carolines en 1864, une marche qui aboutit à la libération d’un grand nombre d’esclaves, qui, souvent — au grand agacement de l’Armée Nordiste — essayèrent de s’accoler aux soldats pour en bénéficier une protection et une orientation. Dans le poème de Whitman, une femme esclave, âgée de plus de cent ans, nommée avec dédain « Éthiopie » par le soldat-narrateur, sort de sa masure et salue le drapeau américain, devant le soldat blanc sidéré, qui se demande qui est cette « femme au teint mat, si âgée, à peine encore humaine », et pourquoi elle se soucie des couleurs de l’Amérique. La vieille esclave, qui fut arrachée à ses parents en Afrique par les négriers, un siècle avant, qui a subi les horreurs de la traversée de l’Atlantique, qui a été témoin de la Révolution américaine, de la fondation du pays, et de son développement en tant que république esclave, est maintenant en train de vivre quelque chose qu’elle n’aurait jamais pu imaginer : des soldats blancs la libérant, elle et son peuple. Le soldat blanc/narrateur, cependant, ne peut pas l’appréhender de son point de vue et ne peut que demander, avec dédain, « Les choses que vous voyez ou avez vues sont-elles si étranges et merveilleuses ? » Mais, bien sûr, les choses qu’elle a vues sont en effet étranges et merveilleuses, mais pas autant que ce à quoi elle assiste en ce moment, lorsque le drapeau de la nation, pour la première fois, semble soudain être le symbole de quelque chose de positif et commence même à représenter cette femme d’antan et cette femme « fatidique ». (À la fin de la guerre de Sécession, quand les abolitionnistes vinrent au port de Charleston pour hisser le drapeau de l’Union sur Fort Sumter, un navire dans le port était rempli d’Afro-Américains venus pour célébrer — bon nombre étaient accompagnés de leurs enfants tout du long. Ils entendirent un officier blanc dire, alors que le drapeau était hissé, « à présent, pour la première fois, il est tout autant le drapeau de l’homme blanc que celui de l’homme noir. »)
La vieille femme, esclave, prend la parole dans ce poème mais que bien brièvement. Et ce qui est peut-être le plus frappant dans les mots qu’elle prononce, est qu’elle ne peut littéralement pas dire « Je » : sa voix est complètement objectifiée et non pas celle d’un sujet — « Moi, maître, cela fait cent ans qu’on m’a arrachée à mes parents », en anglais, le « Me » ici « Me master years a hundred since from my parents sunder’d » est un complément d’objet et non pas un nominatif — et sa personne est définie par ce qui lui fut infligé. Sa grammaire — limitée à la voix passive — se fait l’écho d’une longue vie qui a échappé à son contrôle. Dans ce poème, alors qu’elle s’approche du soldat, elle fait peut-être les premiers pas en tant que personne agissant, après une vie passée à avoir été séparée, capturée, amenée, et achetée. Éthiopie maintenant regarde le soldat-narrateur confus telle la prochaine personne qui pourra l’aider à quitter son costume de personne chose et revêtir l’habit de son propre être.
Le soir des élections de 2008, Barak Obama se tenait face à 250.000 personnes à Grant Park à Chicago et parla à la nation de son histoire et de comment ses citoyens allaient désormais réaliser ce que la nation venait de faire, ce à quoi elle avait répondu, et dont ils avaient à peine conscience. Obama évoqua une femme noire âgée de plus de cent ans, pour nous guider à traverser / vivre ce moment. Cette femme avait 106 ans, Ann Nixon Cooper, qui vota, ce jour-là, à Atlanta. Elle est l’une des « nombreuses histoires qui seront racontées pendant des générations » à propos de cette élection, dit Obama, et elle est « celle qui occupe mon esprit ce soir » : « Elle naquit une génération après l’esclavage ; un temps où il n’y avait ni voitures sur la route, ni avions dans le ciel ; quand quelqu’un comme elle ne pouvait pas voter pour deux raisons — parce qu’elle était une femme et en raison de la couleur de sa peau ». Obama nous a amenés à revisiter notre histoire, de « l’époque où la voix de la femme était réduite au silence et l’espoir interdit, relégué » au « désespoir de la grande sécheresse appelée the dust bowl et de la grande dépression à travers le pays (crise économique de 1929) », aux bombes tombant « sur notre port et la tyrannie qui menace le monde », aux « bus à Montgomery, aux tuyaux de pompe à incendie lors de La campagne de Birmingham, jusqu’à un pont à Selma, et à un prédicateur d’Atlanta qui dit au peuple « nous allons triompher », à un homme se posant sur la lune, le mur de Berlin qui est abattu, à un moment où Ann Nixon Cooper « toucha un écran de son doigt et vota, parce qu’après 106 ans en Amérique, durant les moments les meilleurs et les heures les plus sombres, elle sait comment l’Amérique peut changer ». Ce fut durant ce défilé de l’histoire du siècle passé qu’Obama commença à entonner son chant de campagne, mais avec gravité maintenant et une conviction tranquille : « Oui, nous pouvons ».
Il termina son incroyable discours en disant, tout comme l’indiqua la vieille esclave de « Éthiopie », « Amérique, nous avons tant parcouru. Nous avons tant vu. Mais il y a tant à faire encore ». Une autre femme noire de plus de 100 ans avait regardé ce que l’Amérique était devenue et ce qu’elle était, comme l’esclave de Whitman, cent cinquante ans plus tôt, cette femme, qui secouait la tête de tout ce qu’elle avait pu voir. Bon nombre d’Américains blancs, comme le soldat de l’Union, confus, dans le poème de Whitman, se demandèrent ce qui était si « étrange et merveilleux » à propos de ce que Ann Nixon Cooper avait pu voir. Mais Obama avait aidé la nation à voir ce que ces écrivains de Harlem Renaissance avaient trouvé dans le poème de Whitman, comment ils avaient ressenti l’émerveillement de cette « fatidique » femme d’antan face à ce que le drapeau américain voulait dire, avaient ressenti combien son symbolisme à la forme changeante pouvait effectivement transformer, avaient ressenti d’où la nation venait, et, fort de cela, de savoir jusqu’où il fallait encore aller.
—EF
« Éthiopie qui salue les couleurs »
1 Qui êtes-vous, femme au teint mat, si âgée, à peine encore humaine, Avec votre turban de laine blanche autour de la tête, et vos pieds nus, osseux ? Pourquoi, en grimpant par la route jusqu’ici, saluez-vous les couleurs ? 2 (Tandis que notre armée jalonne les sables et les pins de la Caroline, Devant la porte de ta masure, toi, Ethiopie, tu te présentes à moi, Comme sous la directive du vaillant Sherman, je marche vers la mer.) 3 Moi, maître, cela fait cent ans qu’on m’a arrachée à mes parents, Petit enfant, comme on attrape une bête sauvage, on m’a attrapée ; Alors ici, traversant la mer, le cruel négrier m’a amenée. 4 Elle n’en dit pas plus, mais reste là toute la journée, Sa tête coiffée d’un très haut turban, elle la secoue, et roule ses yeux sombres, Et fait la révérence aux régiments, les fanions voltigeant. 5 Qu’y a-t-il, femme fatale — si anéantie, à peine encore humaine ? Pourquoi secouer votre tête, coiffée d’un turban enroulé — jaune, rouge et vert ? Les choses que vous voyez ou avez vues sont-elles si étranges et merveilleuses ?
Postface
Peu de temps après les événements du 11 novembre, lors d’une série de discussions sur les défis auxquels sont confrontés les décideurs politiques dans la guerre contre le terrorisme, un expert en sécurité a déploré l’incapacité de ses collègues qui travaillent pour les renseignements généraux d’anticiper quels ravages pourraient causer des hommes armés uniquement de cutters. Cela représente, selon elle, un manque d’imagination, les analystes donnant ainsi la preuve de leur incapacité ou de leur peu de détermination à synthétiser différents volets des informations recueillies sur Al-Qaïda et d’imaginer l’inimaginable. Une liste efficace de menaces crédibles doit inclure les complots les plus farfelus — ce qui m’a amené à penser qu’il pourrait être sage de faire appel à des écrivains doués dans l’art de relier des images, des idées, des personnes et des lieux disparates. Ils savent utiliser leur imagination, inventer des scénarios, créer des personnages dont dont l'intention est cachée. Leur talent à ressentir les ponts qui relient deux événements qui semblent, de prime abord, avoir aucun point commun, permet de trouver les outils indispensables pour comprendre ce qui pourrait paraître incompréhensible. Rencontrer une œuvre d’art nous donne des clés supplémentaires, ce dont la logique est dépourvue Sinon, comment se préparer aux surprises qui vont dessiner notre vie ?
La vieille femme esclave, dans le poème de Whitman « Éthiopie qui salue les couleurs », était certainement surprise de se trouver libérée après une longue vie passée à être enchaînée, au sens littéral et figuré. Elle dit seulement trois vers, au cœur du poème, et pourtant ses paroles nous hantent encore : « Moi, maître, cela fait cent ans qu’on m’a arrachée à mes parents, / Petit enfant, on m’a attrapée comme on attrape une bête sauvage ; / Alors ici, traversant la mer, le cruel négrier m'a amenée. » Notez comment les rimes internes, comme dans le blues, dans le premier vers — hundred / sunder'd : cent ans / parents — sont pondérées par des rimes parfaites à la fin des deux vers qui ferment la strophe — caught/ brought : m’a attrapée / m’a amenée. La vertu de Whitman dans ce poème est de reproduire une bribe de la musique des chants d’esclaves qui ont donné lieu au blues et au jazz : la toute première contribution américaine à la musique.
Ce qui est passé sous silence, est comment s’est opérée la destruction par les troupes placées sous le commandement du général William Tecumseh Sherman — des maisons, et des granges, et des villes carbonisées jusqu’au sol de sa marche de 1864 vers la mer, entreprise destinée à vaincre non seulement les forces confédérées, mais aussi dans le but de démoraliser les citoyens soutenant l’insurrection. Le soldat de l’Union disant ce poème s’émerveille de ce que la « femme fatidique », qui fait la révérence aux régiments de passage, doit avoir vu dans sa vie, y compris, peut-être, la destruction de Columbia, la capitale de l’état de la Caroline du Sud, en février 1865. Le 26 avril 1865, douze jours après l’assassinat de Lincoln, près de 90.000 hommes de l’armée du Sud se sont rendus à Sherman, dans une ferme près de Durham, en Caroline du Nord, mettant fin à la guerre. Maintenant, la pénible tâche de la réconciliation entre ceux que divisent la géographie, la culture, la politique, la classe et la race, allait commencer, avec ou sans l’aide d’écrivains reliant les points, pour le bien ou pour le mal.
—CM
Question
« Éthiopie qui salue les couleurs » est en partie une étude sur l’échec de l’empathie, l’échec du soldat de l’Union à comprendre les effets de ses propres actions pour une vieille femme esclave affranchie, qu’il considère « à peine encore humaine ». Pensez au nombre de fois dans votre vie où vous n'avez pas réussi à avoir l'empathie nécessaire à être conscient de comment vos propres actes, faits et gestes pourraient être interprétés par une personne beaucoup plus âgée que vous ou bien différente de vous en termes de classe, de race, de sexe. Reconsidérez attentivement l’un de ces moments, et écrivez sur la façon dont les choses auraient pu être différentes si vous aviez vu l’incident à travers les yeux de l’autre.
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