Other Available Languages

Avant-propos

Here’s my week 34 foreword. Below is a scan of the final page of Sequel to Drum-Taps, the perfect image for this week (courtesy Walt Whitman Archive).
Scan de la dernière page de Roulements de tambours et Suite

Whitman décida de finir ses Roulements de tambours et Suite par ce poème sur la démobilisation des troupes. S’imaginant soldat, à nouveau, Whitman invente un narrateur qui vient « quittant ma tente pour de bon, libérant, dénouant les cordes de la tente », une image du tout dernier soldat qui range, qui plie les équipements, le matériel de guerre pour entamer la vie d’après-guerre. L’avenir de la nation et ses aléas, à ce moment, peuvent être ressentis dans la syntaxe presque chaotique du premier vers du poème: « À la terre fertile qu’ils foulèrent, je lance un appel, je chante, au nom du dernier » (plus tard Whitman supprimera les virgules dans ce vers, ajoutant un désordre syntaxique supplémentaire). Il y a double ou triple inversions, et il est fastidieux de savoir qui « appelle » — « ils » qui « ont foulé » ou « Je » qui « chante » ou le « sol » qu’ « ils foulèrent » ? Il est difficile de dénouer les inversions et de composer une phrase claire à partir de ce flou syntaxique : Je chante, je lance un appel au sol fertile qu’ils foulèrent, pour le dernier [la dernière fois? le dernier des morts?] ».

Quel que soit la signification que nous parvenons à dégager de ce début alambiqué, une chose est claire. Que nous entendions le « ils » comme celui des soldats morts de la guerre qui « fertilisent » le sol de leurs corps se décomposant, ou bien que nous entendions le « ils » comme celui des soldats vivants qui, maintenant, foulent une terre qu’ils connaissent et qui est déjà fertilisée par les cadavres de leurs camarades et de leurs ennemis, il est à présent un sol fertilisé qui constitue « la terre de chacun, la terre qui ne dit mot, témoin de la guerre et de la paix ». Le levain est un agent de fermentation qui a pour action d’augmenter le volume de la pâte, ou, plus généralement, toute sorte d’agent qui, placé dans quelque chose, déclenche son changement ou sa transformation. Le mot vient de la racine latine qui signifie « lever ou augmenter ». Le mot levain a acquis le sens figuré de : une influence ou une force invisible et puissante. Comme nous avons pu le voir tout au long des écrits de la Guerre de Sécession de Whitman, l’agent invisible qui traversait le sol de la terre meurtrie par la guerre était la mort elle-même, jouant, grâce aux forces invisibles et magiques, son rôle de composte qui, sans jamais faillir, offre une vie nouvelle, un renouveau, que ce soit dans la nourriture qui nous sustente ou dans l’air que nous respirons. « Le million de morts » constitue maintenant le levain d’une nouvelle nation, d’une nouvelle vie : le monde d’après-guerre doit ressentir, vivre la réelle résurrection des morts.

Enfoui en profondeur dans fertile, aussi, est le vieux jeu auquel se livre Whitman avec l’un de ses mots favoris, feuilles. La nature fait pousser de nouvelles feuilles, mais le fait toujours et seulement, à partir de ce que Whitman appelle les « vestiges des nombreux morts. » Par une apostrophe caractéristique, le mot devient « fertilisé », à la fois « leave / abandonné » et « end / fin ». Le mot préféré de Whitman pour le renouveau — leaves — comprend le mot de l’arrêt et de la conclusion : « leaven’d ». Les horreurs de la guerre de Sécession fournissent la preuve ultime des « vestiges des nombreux morts » : peuvent-ils une fois encore (tant de vestiges / tant de laissés sur place) se métamorphoser, se transformer en feuilles nouvelles ( les pages nouvelles de l’histoire d’une démocratie qui pointe, qui naît), ou indiquent-ils la fin de l’expérience démocratique qui avait tout jute commencé ? Tout ceci explique la raison pour laquelle le narrateur « chante » et « appelle » — à découvrir un avenir.

Le poème a la structure d’un appel-et-réponse. Il débute avec les survivants qui lancent un appel à la terre fertilisée, du nord jusqu’au sud, et jusqu'à l’ouest, des forêts jusques aux prairies, des montagnes jusqu’à la mer. L'appel est lancé aux monts Allegheny et à l’ « infatigable Mississippi » : les montagnes et la rivière qui réunissent le Nord au Sud, ces formations naturelles qui refusèrent toute fracture quand le Sud se sépara du Nord, mais qui, bien au contraire, agissent telle une genèse géologique de l’union. L’appel se répand en profondeur sur toute la nation endeuillée, fragilisée, et convalescente, et sur le paysage meurtri. Et dans les cinq derniers vers, c’est le paysage qui répond à l’appel du soldat « mais pas avec des mots ». Au lieu de cela, « La terre de chacun » — le pays démocratique qui œuvre maintenant à ce que se dissolvent les distinctions et les discriminations et les différences — répond en embrassant, en nourrissant, en faisant mûrir, et la nourriture et le mûrissement se font à présent, aussi bien au Nord qu’au Sud, naguère divisés, qui répondent en rapprochant les soldats, comme un père le fait en tenant son fils tout contre son sein. Les « champs en feu » des batailles deviennent « des émanations » à nouveau, proposant à présent la perspective non composée d’une destruction et d’une fin, mais de « ses horizons défiant l’infini » — ce que Whitman appellera, quelques années plus tard, les « Vues Démocratiques », les frontières et les limites toujours hasardeuses que la nation, se démocratisant, expérimente et traverse, et rétablit et enfreint encore et encore et toujours (et qui furent partie intégrale de « Le divin à quatre faces » de l’Amérique).

Ainsi donc, Whitman ferme son volume avec un mot en latin, « Finis » apparaissant dans un espace libre, à la toute fin du poème. En anglais, fini, une finition inachevée, une conclusion qui ne conclut pas. C’est un mot ancien utilisé pour traduire les limites, les frontières, ce qui divise. Il est posé, là, à la fin du livre de Whitman, avec la marque de ponctuation utilisée pour conclure — le point final — et avec deux lignes de démarcation au dessus et en dessous. Beaucoup de choses sont finies, mais à présent, évidemment, la guerre est finie, comme l’est le livre de Whitman sur la guerre, mais la nation, elle, ne l’est pas. Ces lignes de démarcation au dessus et en dessous de Finis, sont après tout, petites (comme si elles rapetissaient), facilement franchies, et entourées d’espace — la place pour des mots encore à venir, des mots qui n’en finissent pas.

—EF

« À la Terre fertile qu’ils foulèrent »

À la terre fertile qu’ils foulèrent, je lance un appel, je chante, au nom du 
dernier :
(Ni en villes, ni seul, ni en guerre, ni parmi les morts,
Mais quittant ma tente pour de bon, libérant, dénouant les cordes de la 
tente ;)
Dans la fraîcheur, dans l’air du petit-matin, parmi les chemins qui vont et 
les panoramas qui se déploient à perte de vue, une fois encore à la paix 
restaurés,
Aux émanations des champs en feu, aux horizons défiant l’infini —
vers le sud et vers le nord ;
À la terre fertile du vaste monde occidental, afin que mes chansons 
trouvent écho,
(À la terre de chacun, à la terre qui ne dit mot, témoin de la guerre et de la 
paix,)
Aux collines alléghaniennes, et à l’inépuisable Mississipi,
Aux rochers, je lance un appel, mon chant, et à tous les arbres dans les 
bois,
À la plaine des poèmes des héros, à la prairie s’étirant au loin,
À la mer au grand large, et aux vents invisibles, et à l’air pur impalpable ;
... Et ils répondent à l’appel, ils répondent tous, (mais pas avec des mots).
La terre de chacun, témoin de la guerre et de la paix, remercie en silence ;
La prairie m’attire tout contre elle, comme le père attire le fils tout contre sa 
poitrine ;  
La glace et la pluie du Nord, qui me firent naître, me nourrissent jusqu’à la 
fin ;
Mais c’est le soleil chaud du Sud qui fait éclore mes chansons. FINIS.

Postface

« Poètes à venir ! Orateurs, chanteurs, musiciens à venir! » écrivit Whitman dans l’édition de 1872 de Feuilles d’herbe, invoquant l’avenir pour justifier sa poésie, dont le ton, dans le sillage de la guerre de Sécession, rendait compte d’une gravité plus présente. Dans son travail, le chant était un trope aussi important que l’herbe que ses héritiers étaient invités à soulever pour le deviner.

Ces données inconnues de l’avenir allaient contrebalancer tous les morts inconnus, décomposés, dans la terre ; par conséquent, il est normal que Roulements de tambours se termine par un chant dédié à la création en vue d’une nouvelle Amérique, « À la Terre fertile qu’ils foulèrent », qui fait appel à la création d’un peuple et d’un corps politique en harmonie avec cette sanglante « terre d’origine ». Pas une tâche facile.

Une coda sombre au « Chant de Moi-même », ce poème est un adieu en seize vers décousus, un chant pour accompagner les soldats lors de leurs voyages de retour, une bénédiction pour les morts qui sont enterrés dans « la terre de chacun, (à) la terre qui ne dit mot, témoin de la guerre et de la paix », un appel à la paix et à la réconciliation, et un plan pour « les chemins qui vont et les panoramas qui se déploient à perte de vue », qui marquent les limites de ce pays vers l’ouest, en pleine expansion, complètement mûri par « le soleil chaud du Sud » en des fruits amers d’un conflit qui fixera désormais le caractère de ses citoyens. Comme dans le mythe d’Orphée, il chante aux rochers et aux arbres, faisant appel « aux vents invisibles, et à l’air pur impalpable » pour charmer la Création ; comme Orphée, il veut guider ses compatriotes, son Eurydice, hors de l’enfer auquel la guerre les a consignés. Nous savons ce qu’il advint à Eurydice.

Ce que Whitman a réussi était plus proche de l’idéal que Rainer Maria Rilke a proclamé dans le premier de ses Sonnets à Orphée, un cycle phénoménal de cinquante-cinq poèmes composés en seulement trois semaines à la suite de la Première Guerre mondiale, lors de ce qu'il a appelé une « tempête créative sauvage » :

Et, là, un arbre s’élança ; Ô ascension suprême !
Ô c’est Orphée qui chante ! Ô grand arbre en l’oreille dressé !
Et, tout se tut. Cependant, de ce silence
germa un nouveau départ, un signe, une métamorphose.
(Traduit par Hélène Cardona et Yves Lambrecht)

Les animaux se rassemblent dans le poème de Rilke pour écouter la musique du poète et prophète grec, qui « là, au sein de l’oreille, un temple leur as bâti. » Whitman a bâti un tel temple pour ses lecteurs, puisant dans la connaissance tragique qu’il acquit lors de son voyage aux enfers dans les hôpitaux de la guerre de Sécession, où un trop grand nombre de ses compagnons périrent. Son chant se lèvera comme le pain de « la terre fertile du vaste monde occidental » pour nourrir ceux qui en ont besoin, et qui en témoigneront.

—CM

Question

Peut-être que le vers le plus important dans ce poème est celui qui est entre parenthèses, comme si souvent le sont les moments cruciaux dans l’œuvre de Whitman — « À la terre de chacun, à la terre qui ne dit mot, témoin de la guerre et de la paix » — puis il est répété six vers plus loin avec des variations légères mais significatives : « La terre de chacun, témoin de la guerre et de la paix, remercie en silence. » De quelles façons la terre est-elle la terre de chacun ? Comment Whitman traduit-il son silence en une forme de remerciement silencieux — c’est-à-dire en poésie ?

Répondez à cette question dans la Boîte de commentaires ci-dessous ou sur WhitmanWeb’s Facebook page.