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Avant-propos

African Americans burying the corpses of soldiers on the Cold Harbor battlefield, 1865.
Les Afro-Américains enterrent les cadavres des soldats sur le champ de bataille de Cold Harbor, 1865.

L’un des poèmes les plus remarquables qui se trouve dans Roulements de tambours et suite de Whitman est ce court poème au titre évocateur, « Réconciliation ». Whitman, dans une note manuscrite écrite probablement avant le début de la guerre, avait déjà réfléchi à ce qu’il appelait « l’idée de la réconciliation » : ce qui a été fait, est consommé — à jamais, sur ses cendres, que des fruits plus nouveaux, plus doux, et plus harmonieux mûrissent ». L’étymologie du mot signifie « réunir à nouveau » ou, plus précisément, « être à nouveau amis ». C’est comme si, avant même que la guerre n’éclate, Whitman avait réalisé que ce qui arriverait à son pays serait le long temps d’un travail difficile consistant à ce que les ennemis redeviennent des amis, pour que la désunion redevienne union. Et, lovée au plus profond de l’idée de cette « réconciliation », chez Whitman, réside son ancienne conception du « compost » : sur les cendres des feux de la guerre, pousseraient des « fruits doux, plus harmonieux », les fruits d’une camaraderie nouvelle et plus forte surgissant des braises des quatre années de fratricide.

Les beaux vers, envoûtants, qui constituent l’ouverture du poème, mythifient le processus du compost, tandis que « La Mort et La Nuit » deviennent des « sœurs » qui, comme le panseur de plaies, font leurs rondes et lavent les centaines de milliers de corps dévastés qui gisent parmi « ce monde souillé » (le monde, comme toujours chez Whitman, est « sali », couvert d’une couche de mort, et, après la guerre, cette couche est épaisse du fait du « carnage » et a désespérément besoin des mains de ces sœurs qui vont la « laver » de fond en comble pour rendre le sol fertile afin que les « fruits harmonieux » d’une réconciliation d’après-guerre puissent croître et mûrir). Le narrateur exprime par des mots envoûtants la « chimie » que nous avons vue dans « Sans oublier le Million de morts, triste bilan » — la puissance de compostage de la nature qui transforme la mort en vie, qui guérit les « dégâts du carnage » d’une façon qu’a su saisir Whitman dans les mots contenus vers la fin des Mémorandums pendant la Guerre, alors que, dix ans plus tard, il revisite les champs de bataille de la guerre de Sécession et les cimetières : « Après dix ans de pluie et de neige, et les saisons se succédant — herbes, trèfles, pins, vergers, forêts — et tous les miracles silencieux de la terre et du soleil et des ruisseaux — combien même les tranchées des batailles semblent paisibles et belles aujourd’hui — , et les centaines de milliers de monticules du Cimetière ! » Dans « Réconciliation », cette réalisation est mise dans la bouche du narrateur qui se retrouve confronté de près à « ce monde sali ». Le narrateur se penche sur le cadavre de son « ennemi » et s’approche de lui et embrasse son « visage blanc ». Une fois encore, nous pouvons entendre les échos discrets du panseur de plaies et de Whitman lui-même, soulevant et embrassant les soldats agonisants, dans les hôpitaux.

Mais qui est exactement le narrateur de ce poème ? Deux fois, un « visage blanc » de l’ « ennemi » apparaît, et l’insistance semble étrange : « Il repose, le visage blanc et, encore dans le cercueil », et le narrateur « effleure de mes lèvres le visage blanc dans le cercueil ». De nombreux lecteurs le liront de façon superficielle, sans s’arrêter sur la blancheur, ne trouvant rien de remarquable dans la description et peut-être l’entendant tout simplement telle une référence au teint livide du cadavre (ou même tel le crâne blanc lui-même). Mais la double référence dans les deux derniers vers attire l’attention, et il paraît difficile de ne pas entendre un certain coté racial dans la description. Certains lecteurs ont pu lire cette insistance comme étant le signe que Whitman affirmait son attachement racial aux ennemis blancs du Sud, la référence explicite à « blanc » devenant une déclaration d’exclusion, et que cette solidarité raciale aux blancs, finalement, l’emporte sur l’inimitié locale et puisse lier le Sud et le Nord à nouveau. L’historien David Blight, par exemple, voit le poème mettre en évidence une « parenté virtuelle » de Whitman avec « tous les frères ‘blancs’, morts », adoptant ainsi « la trahison ultime du peuple noir pour lequel les morts s’étaient battus pour le libérer ». De même, la poétesse Natasha Trethewey capte le fait que Whitman s’attarde sur le « visage blanc » contenu dans ce poème et l’explique comme le signe qu’il « perd de vue la réalité de tant de soldats morts dont les visages n’étaient pas blancs ».

Le contraire peut, cependant, être possible aussi. Whitman note dans les Mémorandums que certains des derniers soldats des hôpitaux, à qui il parlait, étaient des Afro-Américains. Et qu’auraient-ils bien pu lui raconter ? S’il avait écrit sur leurs histoires, comme il l’avait fait avec les autres soldats pendant les deux années précédentes, il aurait été le rapporteur de la principale tâche des soldats noirs, à la fin de la guerre, et qui consistait à enterrer les cadavres laissés, abandonnés sur les champs de bataille de l’Amérique. Si Whitman parle à nouveau par la voix d’un soldat, et que Whitman avait imaginé un soldat noir pour ce personnage, alors, le « je » de ce poème pourrait être entendu comme une autre des digressions de Whitman dans la subjectivité noire, et l’insistance particulière du narrateur par rapport au visage blanc prend son sens, car cette réconciliation promet maintenant de dépasser la race, de réunir le noir et le blanc, comme la guerre peut le faire (même si ce n’est que temporaire), un rapprochement auparavant inimaginable entre les races.

« Réconciliation » est, après tout, un poème de plein air, qui se déroule sous le ciel et dans un « monde souillé » (nous ne nous trouvons certainement pas dans un salon funéraire). Si le narrateur se fait entendre, alors, tel l’un des soldats noirs qui ont si souvent placé les blancs, morts, dans les cercueils et qui les ont enterrés, il trouve maintenant que son travail de rassemblement de la mort du « monde souillé » des tombes, peu profondes et éparpillées à travers le paysage du Sud, lui offre un instant pour exprimer une affection par le biais d’un baiser chargé sur les lèvres du « visage blanc dans le cercueil », et le double accent du mot blanc met en avant l’étonnement de l’ancien esclave face à cette liberté retrouvée de pouvoir embrasser et honorer le soldat blanc, mort. Que ce soldat blanc mort fut un cadavre de l’Union ou un cadavre Confédéré, il aurait été — pour la plus grande partie de l’histoire américaine, « l’ennemi » du noir, mais maintenant, en ce moment de confrontation intime avec le cadavre, l’expérience d’être soldat permet d’unir plutôt que de séparer le narrateur noir de son ennemi blanc, mort, ce qui permet cette expérience puissante (même si elle est macabre) de la réconciliation. Il s’agit d’un poème de Whitman dont nous ne possédons aucun manuscrit, et il est par conséquent impossible de déterminer (comme on peut le faire, par exemple, avec les manuscrits de « Les Endormis ») s’il y a une présence noire effacée, même un narrateur noir, effacé, ici. Mais la preuve manuscrite d’autres passages tout aussi chargés est assez forte pour nous permettre de considérer la possibilité d’un narrateur fantôme-noir dans « Réconciliation » et d’imaginer ce poème comme une autre manière dont use Whitman pour transformer les notes qu’il recueillait des soldats et les insérer dans un poème envoûtant et qui durera. Dans ce cas, ces soldats ont donc pu être des soldats noirs, en détachement, qui se sont retrouvés sur la tombe, enterrant les soldats blancs et se retrouvant eux-mêmes, encore et encore, dans la position du narrateur de ce poème, se rapprochant très près du cercueil avec « l’ennemi » mort, très familiarisés maintenant avec ce que l’on peut ressentir à toucher un cadavre blanc avec affection.

—EF

« Réconciliation »

LA PAROLE au dessus de tout, belle comme le ciel peut l’être !
Belle, et que cette guerre et ses carnages soient entièrement balayés ;
Que, sans répit, les mains des sœurs de La Mort et de La Nuit lavent avec 
douceur, encore et encore, ce monde souillé :
... Car mon ennemi est mort — un homme divin, semblable à moi, est mort ;
Je regarde où il repose, le visage blanc et immobile, dans le cercueil — je 
m’approche tout près ;
Je me penche et effleure de mes lèvres le visage blanc dans le cercueil.

Postface

« Au commencement était le Verbe », dit l’Evangile selon St Jean, « et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu ». Maintenant, à la fin de la guerre, Whitman interprète cette phrase comme la « Parole au-dessus de tout », traduisant une déclaration sur la nature de la divinité en un appel séculaire pour la réconciliation, qui doit façonner une nouvelle alliance entre le Nord et le Sud. Les hommes et les femmes, les Noirs et les Blancs, les esclaves et les maîtres d’esclaves, tous doivent être réconciliés pour tenir à distance les forces toujours présentes de la division. Réunir l’Union et la Confédération sera la tâche de générations à venir, en suivant l’exemple sur le champ de bataille d’un homme qui en embrasse un autre — peut-être un soldat noir, en détachement sur une tombe, se penchant sur un homme blanc tombé pour lui dire adieu. Tendre et tabou, cette image choquante offre la preuve que ce qui transparaît dans toute confrontation — dans la politique ou la guerre, à table ou dans la chambre à coucher — peut, en des temps sereins, acquérir d’autres significations. La mort dissout les différences, nous rappelant qu’avant même que la poussière ne retombe, nous devons honorer une « Parole au-dessus de tout » : la réconciliation.

Nous avons vu comment Whitman pensait qu’un autre mot — « convulsiveness » « État de comvulsions » — décrivait le mieux la guerre, « l’état de la société dans lequel elle se trouvait auparavant », et le contenu de ses souvenirs dans les Mémorandums pendant la Guerre. On conseille aux auteurs d’éviter ce que le critique Yvor Winters a appelé l’erreur de forme imitative : « Dire qu’un poète est autorisé à employer une forme de désintégration afin d’exprimer un sentiment de désintégration, est simplement une justification sophistique pour la mauvaise poésie, semblable à la notion Whitmanienne selon laquelle il faut écrire de la poésie relâchée et étendue pour « exprimer » le continent américain relâché et étendu ». Mais l’aspect convulsif des écrits de guerre du temps de Whitman était une fonction non seulement de sa détermination à créer une mosaïque dynamique d’événements historiques, mais aussi sa maîtrise des outils de reportage — les croquis, les anecdotes, les témoignages, la réflexion, la digression, et la conjecture. À partir du carnage et du chaos il a créé une forme américaine de journalisme littéraire, qui a alimenté sa poésie.

Le moment intime décrit dans « Réconciliation » représente le genre de bonté qui, pour Whitman. était une condition préalable à la guérison de la fracture entre le Nord et le Sud, une vertu que toute âme devait pratiquer. Le poème se divise nettement en deux parties, la première moitié louant la façon dont le temps et la mort et la nuit balaient les horreurs de la guerre, la seconde moitié adoptant le point de vue et la voix du narrateur, qui reconnaît qu’il partage avec l’homme mort et couché devant lui la même étincelle de divinité, et qu’ils doivent être traités avec la même dignité qui, il l’espère, pourra guider les mains de ceux qui le porteront, à leur tour, jusqu’à son dernier lieu de repos : une représentation parfaitement équilibrée des forces, passives et actives, mortes et vivantes, unies par un baiser.

Nous aussi, nous vivons dans une époque convulsive — j’écris ceci alors que les marchés financiers dégringolent suite au vote du Royaume-Uni à quitter l’Union européenne, et conscient de la poursuite des combats en Afghanistan, en Irak, et en Syrie, sans mentionner la crise des réfugiés en Grèce, la menace du changement climatique, et une campagne présidentielle controversée en Amérique. Dans les écrits de Whitman nous pouvons discerner les moyens de saisir l’essence de ce moment, dans l’espoir que nous pourrons nous aussi découvrir comment nous réconcilier avec « ce monde souillé » —et comment aller de l’avant.

—CM

Question

Si vous ne pouviez vous soustraire à la trouver, quelle serait votre « parole au-dessus de tout », l’unique, qui serait l’outil indispensable pour prodiguer les premiers soins à ce monde brisé qui est le nôtre ? Cernez cette parole, puis écrivez sur les qualités qu’elle possède et qui méritent d’être nourries et soutenues pour que l’équilibre et la santé mentale soient retrouvés, pour que l’on puisse commencer à laver « ce monde souillé ».

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