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Avant-propos

Members of Company E of the 4th U.S. Colored Troops at Ft. Lincoln (Courtesy Library of Congress).
Les membres de la Compagnie E du 4e troupes américaines de soldats noirs (Colored Troops) à Ft. Lincoln (Library of Congress)

Initialement, Whitman terminait ses Mémorandums pendant la guerre avec le paragraphe intitulé « Sans oublier le Million de morts, triste bilan — Les Inconnus ». Mais il y joignit une longue série de « Notes », dont la première était une courte notification appelée « État de Convulsions ». Il craignait, dit-il, que ses notes sur la guerre de Sécession « ne finissent par ressembler à un ensemble de souvenirs écrits de façon convulsive », mais il décida que c’était très bien car « la Guerre même et l’état de la société dans lequel elle se trouvait auparavant » pouvaient « être traduits, au mieux, par ces mots, « État de Convulsions ». Que Whitman choisisse cette forme peu familière « Convulsiveness » plutôt que « convulsion », très courant, est éloquent : plutôt que de parler d’un unique bouleversement social et politique et violent, « Convulsiveness: État de Convulsions » a le mérite de présenter le caractère permanent du chaos. Le mot a une étymologie fascinante, possédant, de par ses racines latines, deux mouvements contradictoires — un mouvement qui rassemble (avec : com) et un autre qui violemment démantèle (vellere). Ce perpétuel mouvement qui rassemble et démantèle se trouva, évidemment, au cœur même de la poétique de Whitman et de sa conception du soi (une identité en constante expansion dans le monde, au risque même de disparaître dans l’immensité du vécu, qui se contracte en retour, englobant les éléments contradictoires au sein d’une seule et unique identité), et il en vint à considérer cet état de convulsions comme faisant partie du matériau même de l’histoire national américaine — avec ses cycles sans fin de révolution et de constitution. Dans une autre note jointe aux Mémorandums, il expliqua comment cet état de convulsions, en fait, définit les États-Unis : « Et maintenant, j’ai voulu, par mes pensées, de façon délibérée, réunir au sein de tout ce conflit les deux camps, du Sud et du Nord, pour qu’il se regroupent réellement en un Seul, et pouvoir appréhender le tout comme une lutte pour une Seule et unique identité. Comme toutes les grandes convulsions de la Nature, les guerres sévissant en son sein — non pas à partir d’ensembles séparés de lois et de pouvoirs, mais par les mêmes — sont en réalité des efforts, des conflits, et des plus violents, pour une harmonie plus profonde, une portée plus libre et plus grande, un pouvoir et une homogénéité plus complets. Qu’est chaque nation, après tout — et que recèle un être humain — sinon une lutte au sein de conflits, de paradoxes, de contradictions — et aussi avec eux-mêmes et leurs défis les plus durs, parts importantes de cette Identité Unique, et de son épanouissement ? »

C’est ce que nous avons déjà vu dans la construction d’une divinité américaine que propose Whitman dans « Le Chant du Divin à quatre faces », son effort pour mettre en place une révolte continue et une réconciliation perpétuellement renouvelée dans la façon de penser de la nation. Une nation, comme chacun de nous, est un ensemble d’états « unis » par une tension constante, comprenant des contradictions, des oppositions, qui réclament d’être constamment négociées et retenues pour maintenir l’Union. Cette idée devint si primordiale pour Whitman que, lorsqu’il retravailla les Mémorandums et les incorpora dans son autobiographie appelée Extraits de Notes, il inclut le paragraphe « État de convulsions » directement dans le texte et le laissa, là, comme une idée centrale définissant le pays — son incroyable capacité à continuellement savoir se démanteler et à se fondre à nouveau en un seul, à défendre la place de l’individu au sein de la communauté, puis à privilégier la communauté par rapport à l’individu ; à donner la priorité aux droits des États, puis à donner la priorité au pouvoir fédéral ; à protéger les faibles et les pauvres, puis à protéger les riches et puissants. Il existe un état de convulsions, sans relâche qui est ancré dans l’histoire même de l’Amérique, et la guerre de Sécession ne fut qu’une des convulsions particulièrement violentes de cette histoire en cours. Nous sommes toujours et irrémédiablement dans le vécu des convulsions.

Durant ses nombreuses visites à l’hôpital — que Whitman regroupe dans son chapitre intitulé « La revue des trois années » et où l’estimation monte jusqu’à 100.000 — il a souvent rencontré des soldats en état de convulsions : il se souvient d’un soldat, l’« exemple d’un physique parfait », qui subissait « des spasmes et mouvements convulsifs des muscles, de la bouche, et de la gorge », et il décrit comment, souvent, « un jeune s’accroche à moi convulsivement, et je fais ce que je peux pour lui. » Les convulsions étaient partout autour de Whitman, sur les champs de bataille, dans les hôpitaux, dans les débats politiques — et il n’est donc pas étonnant que, lorsqu’il pensait à l’histoire dramatique de la nation à travers l’assassinat d’Abraham Lincoln, le mot qu’il utilisa le plus pour décrire le drame « de cette Amérique à nous » fut « convulsionnaire. »

—EF

Cette « Revue des trois années » évoque la même contraction étrange qu’il utilisa dans « Sans oublier le Million de morts, triste bilan » : « summing » et « summoning », « récapituler » et « rappeler ». Maintenant, dans ses notes convulsives et spasmodiques, il ajoute tout cela, mais aussi en rappelant le tout, revivant les convulsions qu’il avait vues chez les soldats blessés et revivant les convulsions de la longue guerre fratricide, peut-être même en reconnaissant ses propres convulsions qu’il avait désespérément essayé d’ignorer durant ses postes extraordinaires dans les hôpitaux de la guerre, où une nation déchirée par des convulsions régionales et raciales s’est retrouvée, et où Whitman connut, pour la toute première fois, les cas nombreux et divers de sa nation toujours convulsive, où il soigna les « blessés et les malades. . . de tous les états, du Nord et du Sud, sans exception » — et de « tous les états de l’Ouest », ainsi que les « rebelles » et ceux de l’Union, et les blancs et les noirs. La nation était venue à l’hôpital, et c’est là où elle a trouvé Walt Whitman et où Whitman l’a trouvée, convulsive et en mal de guérison.

« État de Convulsions »

« État de Convulsions » — Alors que je feuilletais les épreuves d’imprimerie des Mémorandums précédents, j’ai craint, une ou deux fois, que mon petit fascicule ne soit, dans le meilleur des cas, qu’une liasse de souvenirs écrits d’une plume compulsive. Après tout, qu’il en soit ainsi. Ce ne sont que des articles, et ils ne font que témoigner de l’affolement, de la chaleur, de la fumée et de l’excitation réels de ces temps — de ces faits qui alors s’exprimèrent ainsi. La Guerre et l’état de la société dans lequel elle se trouvait auparavant, peuvent en effet être traduits, au mieux, par ces mots, État de Convulsions.

« La Revue des trois années »

La Revue des trois années . —Durant mes trois dernières années à l’Hôpital, au camp ou sur le champ de bataille, j’ai fait plus de 600 visites ou tournées, et, selon mon estimation, c’est entre 80 000 à 100 000 blessés et malades à qui je rendis visite, pour les soutenir, et physiquement et moralement, quand ils en avaient besoin. Ces visites pouvaient durer aussi bien une à deux heures que toute une journée ou toute une nuit ; car pour les cas critiques ou qui m’étaient chers je veillais toujours toute la nuit. Parfois, je prenais mes quartiers à l’hôpital, et dormais ou veillais plusieurs nuits de suite. Je regarde ces années comme des années bénies, gorgées de satisfactions, (malgré ses affolements fiévreux, ses privations physiques, et ses tristes tableaux) et, bien sûr aussi, la profonde leçon de vie que j’ai reçue et les souvenirs que j’en garde. Je peux dire que lorsque je prodiguais mes soins, je les prodiguais à tous, quelque soit celui qui croisa ma route, qu’il fut du Nord ou du Sud, je n’ai négligé personne. Cela me permit aussi de lire de l’humanité ses pans les plus subtiles, les plus rares et divins, de loin supérieurs aux récits, aux histoires, aux poèmes les meilleurs et les plus travaillés que recèlent les bibliothèques. Ce qui déclencha en moi, révéla, sema des émotions inespérées et des plus denses. Ce qui m’offrit aussi la belle occasion de voir les vues les plus banales comme les plus ardentes des véritables ensembles et étendues des États. Alors que je me trouvais face à des milliers de cas de blessés, de malades de la Nouvelle-Angleterre, et de New York, du New Jersey et de Pennsylvanie, et du Michigan, du Wisconsin, de l’Ohio, de l’Indiana, de l’Illinois, et de tous les États de l’Ouest, je me trouvais face à, plus ou moins, tous les États, du Nord et du Sud, sans exception. J’ai rencontré beaucoup d’hommes des États frontaliers, en particulier ceux du Maryland et de la Virginie ; durant les horribles années de 1862 à 65, j’ai côtoyé beaucoup plus de Sudistes de l’Union qu’on ne peut le supposer. Je fus en présence d’officiers rebelles et de soldats parmi les blessés et je leur ai toujours donné ce que je pouvais, essayant de les soutenir moralement et ceci de façon égale pour chacun. J’étais souvent parmi les conducteurs d’attelages de l’armée, et, je me suis, en effet, toujours trouvé attiré par eux. Parmi les soldats noirs, blessés ou malades, et dans les camps de contrebande, je suis toujours allé jusqu’à chez eux pour leur rendre visite, et je fis ce que je pus pour eux.

Postface

En période de vide spirituel, je reviens souvent à la sagesse des Pères et Mères du Désert, ces braves chrétiens qui se retranchèrent dans le désert égyptien, au quatrième siècle, pour se rapprocher de Dieu, en jeûnant, en priant, en chantant des hymnes et en lisant les Écritures. Ils se lavaient des ambitions du monde, des préoccupations et des plaisirs pour se transformer en vaisseaux du divin et goûter à l’éternité. « Donne-moi un mot, abba (père) » ou « donne-moi un mode de vie, amma (mère) », pétitionnaient les visiteurs aux habitants du désert ; les recueils de leurs réponses ont nourri les lecteurs, religieux et laïcs, pendant 1500 ans. Un favori du Cœur du Désert, un recueil élaboré par John Chryssavgis — « Un certain frère demanda à Abba Pimenion : « Qu’est-ce que la foi? » Et le vieil homme répondit : « De toujours vivre avec bonté et humilité, et faire du bien à ses voisins » — se lit comme un commentaire de « La Revue des trois années » de Whitman. Car, les soins prodigués par le poète aux soldats malades et blessés, qui durèrent à peu près aussi longtemps que ceux du Christ en Galilée, le forma à l’amour et à la bonté, si ce n’est à l’humilité ; en écho aux efforts qu’il déploya pour agir juste envers ses voisins, des deux côtés de la guerre, on qualifiera sa littérature, comme dotée d’un regard thérapeutique — qui régit son écriture durant et après les convulsions qu’il vécut avec ses compatriotes.

Il décrit les « souvenirs écrits d’une plume compulsive » dans les Mémorandums pendant la guerre comme un témoignage « de l’affolement, de la chaleur, de la fumée et de l’excitation réels de ces temps — de ces faits qui alors s’exprimèrent ainsi ». Écrivant constamment, témoignant de la naissance d’un nouvel ordre politique, il produisit la première ébauche d’une histoire qui continue de se dérouler de manière imprévisible. Dans sa détermination à soutenir, corps et âmes, plus de 100.000 soldats dans leur temps de besoin, « à l’Hôpital, au camp ou sur le champ de bataille », il déclare prodiguer « à tous, quelque soit celui qui croisa ma route, qu’il fut du Nord ou du Sud, je n’ai négligé personne ». La grandeur d’esprit qui caractérisa son écriture pendant et après la guerre était le reflet de sa bienveillance pour les hommes dans leurs dernières heures, ce qui lui « permit aussi de lire de l’humanité ses pans les plus subtiles, les plus rares et divins, de loin supérieurs aux récits, aux histoires, aux poèmes les meilleurs et les plus travaillés que recèlent les bibliothèques. » Les exigences de l’écriture à la volée, le témoignage minute par minute, lui inspirèrent une nouvelle façon d’écrire, en capturant l’essence d’un individu lors d’une attaque cérébrale, distillant des détails importants de sa vie afin de rendre compte de ce qui était jusqu’ici trop horrible à contempler : la mort à une échelle industrielle.

Dans le creuset de la guerre, Whitman fit ce qu’il put — et c’est ce qui fit toute la différence.

—CM

Question

Whitman choisit le mot «convulsiveness » (« état de convulsions ») pour décrire au plus près la guerre « et l’état de la société dans lequel elle se trouvait auparavant ». Quel mot utiliseriez-vous pour, à votre tour, décrire l’humeur de l’époque à laquelle vous appartenez ? Comment ce mot vous aiderait-il à transmettre vos efforts pour décrire ce temps de l’histoire? Ce mot a-t-il la densité requise pour transcrire l’esprit de l’époque ?

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