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Avant-propos

The bombardment of Fort Sumter (engraving by unknown artist)
Le bombardement de Fort Sumter (gravure d'un artiste inconnu)

Les trois premiers chapitres de la partie Journées prélevées (1882) à propos de la guerre de Sécession sont extraits de ce que furent à l’origine, « les notes » des Mémorandums pendant la guerre (1876). Dans Journées prélevées, Whitman restructure et retravaille ces notes pour insuffler, dès les premiers mots, un ton dramatique au récit de l’histoire de la guerre qu’il va faire — un récit qui va s’attacher à décrire, non pas les champs de bataille, mais les hôpitaux et encore moins les actes héroïques et les batailles enflammées mais ses horribles conséquences.

Tandis que Whitman livre ses premiers commentaires inspirés des premiers rapports qui traitent de l’avènement de la guerre, nous sommes frappés par la différence notoire des récits des médias de l’époque diffusant les brûlantes informations. Whitman, quittant l’opéra, où il vient d’assister à un drame mythique grandiose et formidable porté par une intense et incomparable musique, il se retrouve, en cette nuit de fin de printemps, dans Broadway où un véritable drame vient juste d’éclater : les cris tonitruants des vendeurs de journaux résonnent comme le prélude parfait et annonciateur d’une saga qui, quatre années durant, témoignera des morts par milliers, du chagrin. Sous les lampadaires d’un hôtel alentour, un anonyme lit, à haute voix, le rapport de l’attaque confédérée sur Fort Sumter, devant une petite foule qui s’est spontanément constituée et qui religieusement écoute. À peine a-t-il assimilé les nouvelles, que déjà Whitman ressent « le bouleversement volcanique de la nation » éclatant « tel un tremblement de terre. » Les cris des vendeurs de journaux semblent avoir déchaîné de puissantes forces naturelles et ravageuses qui finiront par aboutir au « spectacle le plus grandiose et le plus parlant de notre histoire, d’hier et d’aujourd’hui, témoignant de l’avancée politique et de la démocratie », tandis que la nation commence une « rapide et splendide lutte contre la sécession – l’esclavage, l’ennemi juré personnifié. » Le grand spectacle de l'opéra que Whitman vient de voir se fond avec le lever de rideau qui dévoile le prélude d’un bien plus grand spectacle démocratique de la lutte contre le scélérat qui joue à « l’esclavage sécession » — une accumulation de maux qui menace d’anéantir la république démocratique encore jeune et mettre en place un empire esclave rival. Whitman a quitté l’opéra pour se retrouver face à une scène où se joue un drame national qui prolifère et qui, quatre années durant, fomentera le tumulte et volera la vie de centaines de milliers de jeunes gens. Aucun opéra ne pourrait égaler ce vaste drame historique dont Whitman vient d'assister à la première ce soir-là.

Mais, ce n’est que rétrospectivement que Whitman bâtit la mémoire du démarrage de la guerre. Lors de la mise à feu du fort Sumter, ainsi qu’il l'admet dans « Sentiment méprisant », il croyait en fait, comme la plupart des gens, qu'il n’assistait pas vraiment au démarrage d’une guerre longue et de taille mais plutôt à une petite et courte rébellion, maîtrisée, et qui serait étouffée en quelques semaines et non des années plus tard. Les premières compagnies de soldats s’engagèrent pour trente jours seulement, n’imaginant pas qu’on aurait besoin d’eux plus longtemps. Peu pensaient que la rébellion s’étendrait au-delà de la Caroline du Sud, et les représentants du gouvernement étaient persuadés que tout allait se résoudre « dans les soixante jours. » Ce n’est que rétrospectivement et seulement quand la durée de la guerre et son flot de morts furent connus, que Whitman allait vraiment attarder son regard sur le « commencement de la guerre de sécession. »

En effet, ce ne fut qu’après la fin de la guerre qu’elle allait être nommée, et même à ce moment, comme l’indique l’usage de « Guerre de Sécession » par Whitman, le nom même de la guerre était encore en lice. Alors que de nombreux écrivains de l’époque (y compris Abraham Lincoln) se référaient à « la guerre civile », en lettres minuscules — (dans son discours de 1863 de Gettysburg, Lincoln dit : « Nous sommes à présent engagés dans une grande guerre civile ») —, très peu de personnes l’appelaient la Guerre Civile. Ce nom n’allait émerger qu’au cours des dernières décennies du XIXème siècle et des premières décennies du XXème. Jusque-là, le nom même de la guerre désignait un champ de bataille, et au moins cinquante noms différents furent utilisés à plusieurs reprises par les deux côtés. Le Sud a préféré « La Guerre entre les États » ou « La Guerre pour l’Indépendance du Sud », tandis que le Nord l’a plus souvent appelée « La Guerre de la Rébellion » (ou simplement « La Grande Rébellion ») ou « La Guerre pour l’Union » (ou même « La Guerre pour préserver l’Union »). Le Sud tenait à appeler cette guerre : bataille entre deux états souverains (ou une confédération d’Etats contre une fédération d’Etats), tandis que le Nord soutenait qu’il avait affaire à une rébellion et pouvait donc opérer par les diktats de la Constitution pour « réprimer les insurrections », convertissant les rebelles en traîtres et traitant les citoyens du Sud restés fidèles à l’Union comme des citoyens, et non en ennemis. Frederick Douglass, parlant au nom de nombreux esclaves libérés, nomma cette guerre la Rébellion des propriétaires d’esclaves », et d’autres esclaves affranchis la désignèrent « La Guerre de la Liberté ».

Whitman, cependant, choisit ici et dans ses souvenirs de la guerre de Sécession (Civil War) de l’appeler « La guerre de Sécession ». Ce terme séduisit dans les années 1880 et 1890, et le nom participa à assouplir l’idée selon laquelle les dirigeants confédérés étaient des rebelles ou des insurgés (et par là même des traîtres), et à conduire à les voir plutôt comme des hommes d’État qui tentaient de quitter formellement une fédération d’États dont ils ne voulaient plus faire partie. En quelque sorte, Whitman opta pour le terme susceptible d’adoucir le jugement des Sudistes qui combattirent l’Union. Ceci va dans le sens de lappel de Whitman, à la fin de la guerre, à « la réconciliation » avec les confédérés (plutôt que d’opter pour la punition). Pour Whitman, la guerre est bel et bien une « guerre pour préserver l’Union », car son idéal d’avant-guerre avait été une identité unifiée démocratique et qui pouvait contenir des contradictions (« Me contredis-je ? / Très bien alors…. Je me contredis....; / Je suis immense.... Je contiens des multitudes. ») La guerre de Sécession a éteint cet idéal en suggérant que les contradictions au sein de l’expérience nationale américaine n’avaient pas lieu d’être et Whitman fut témoin de l’explosion de cette guerre ouverte qui divisa l’Union en deux, en conséquence des contradictions entre les Etats esclavagistes et les États libres. Sa décision, après le traumatisme, de la nommer « La guerre de Sécession » démontre sa tentative désespérée de rassembler à nouveau l’Union brisée, pour suturer les plaies profondes de la désunion.

—EF

« Commencement de la guerre de Sécession »

Attaque sur Fort Sumter, Avril 1861. — Qu’a donc traversé la Terre, quand, après la mise à feu du Drapeau à Fort Sumter , sans attendre, elle y répond et réagit magistralement, comme un corps doté de nerfs électriques — la Nation (jusque-là incrédule), dont le sang est monté à la tête, et toutes ses veines battant fort — des volontaires armés surgissant instantanément de partout — des processions de regiments en liesse — N’était-ce pas grandiose d’avoir vécu ces scènes et ces jours, de s’en être imprégnés sans retenue ?

Ce n'est que tard dans la nuit que la nouvelle de l’attaque sur Sumter se répandit dans New York (le 13 avril 1861) et fut immédiatement relatée dans un supplément de presse. Cette nuit, j’étais allé à l’opéra, sur la quatorzième rue, et après le spectacle je marchais dans Broadway, vers minuit, en route vers Brooklyn, quand j’entendis au loin les cris des vendeurs de journaux, qui couraient et hurlaient dans la rue, se précipitant de toutes parts plus fiévreusement qu'à l’accoutumée. j'ai acheté un supplément et me rendis jusqu'à l’Hôtel Metropolitan dont les enseignes lumineuses brillaient encore et, avec un petit groupe qui s’était formé pour l’occasion, j’ai lu les nouvelles qui étaient véridiques. Pour ceux qui n’avaient pas de journaux, l’un de nous lisait à haute voix le télégramme, tandis que tous écoutaient silencieusement et attentivement. Aucune remarque ne fut faite par quiconque dans la foule, qui réunissait maintenant trente à quarante personnes, mais je me souviens encore que tous restèrent immobiles une minute ou deux avant de se disperser. Je peux presque les voir ici et maintenant, sous les lampadaires, à minuit.

« L'Insurrection Nationale et le Volontariat »

Les trois mois qui suivirent — L’Insurrection Nationale et le Volontariat. — J'ai déjà écrit, ailleurs, que les trois présidences avant 1861 ont pu démontrer que, malgré la faiblesse et la méchanceté des dirigeants, ceux-ci demeurent éligibles, autant en Amérique qu’en Europe, aussi bien sous influence républicaine que dynastique. Mais comment commenter cette fulgurante et splendide lutte contre l’Esclavage–Sécession, l’ennemi juré personnifié, à l’instant même où il montra, sans complexe, son visage ?..... Le bouleversement volcanique de la Nation, après le tir sur le drapeau à Charleston, a prouvé avec certitude ce qui avait précédemment été fortement mis en doute, et a réglé, par la même occasion, la question de la Scission. À mon avis, il demeurera le spectacle le plus grandiose et le plus parlant de notre histoire, d’hier et d’aujourd’hui, témoignant de l’avancée politique et la démocratie. Ce qui est remarquable — sans négliger, bien sûr, ce qui a pu être mis à vue, dévoilé — est ce qui a été révélé en profondeur et à tout jamais !....... Au plus profond des abîmes de l’humanité du Nouveau Monde, s’était formée, avait durci une carapace primaire de Volonté d’Union Nationale, déterminée et majoritaire, refusant tout débat, toute action critique, assumant toutes les urgences, et susceptible de transpercer toute surface et d’éclater tel un tremblement de terre. C’est en effet la meilleure leçon du siècle, ou de l'Amérique, et c’est un privilège énorme d’en avoir fait partie....... (Deux grands spectacles — preuves immortelles de la Démocratie — sans pareils dans toute l’histoire du passé, sont fournis par cette Guerre — l’un au début, l’autre à sa fin. Ce sont l’Insurrection Volontaire générale de l’Armée et la Dissolution pacifique et harmonieuse des Armées, durant l’été 1865.)

« Sentiment méprisant »

Sentiment National méprisant. — Cependant même après le bombardement de Sumter et la gravité de la révolte, la puissance et la volonté des États de l’esclavage d’avoir une forte et continue résistance armée contre l’autorité nationale n'ont pas été vraiment comprises au Nord, à l’exception de quelques-uns. Quand la rébellion démarra en Caroline du Sud, les neuf dixièmes de la population des États libres la regardèrent avec un sentiment de mépris d’une part, et un sentiment de colère et d’incrédulité d'autre part. On ne pensait pas que la Virginie, la Caroline du Nord ou la Géorgie les rejoindraient. Un fonctionnaire haut placé et prudent a prédit que tout rentrerait dans l'ordre « d’ici soixante jours » et presque tous crurent cette annonce. Je me souviens d’en avoir parlé, sur un ferry-boat de Fulton, avec le maire de Brooklyn, qui disait qu’il « espérait que les cracheurs de feu du Sud commettraient un acte de résistance franc, car ils seraient alors réprimés si efficacement que nous n’entendrions plus jamais parler de sécession — mais il craignait qu’ils n’auraient jamais le courage de vraiment faire quelque chose. »....... Je me souviens aussi que, les quelques divisons du treizième régiment de Brooklyn, se retrouvant à l’Armurerie de la Ville, et partant de là, commencèrent les fameux Thirty Days’ Men et furent toutes équipées de morceaux de corde visiblement attachés à leurs barils de fusil et qui leur permettraient de ramener un prisonnier de ce Sud insolent, pour le conduire au collet, lors du retour triomphal et imminent de nos hommes ! (Ce fut en effet le sentiment général qui s’élevait. Pourtant, il existait un parti pro Sécession très important au Nord, comme je vais le mentionner dans une note plus tard.)

Postface

« La prose est, par nature, le terreau idéal du renouveau de l'Art poétique », écrivit le poète italien Eugenio Montale. Et les premiers chapitres des Mémorandums pendant la guerre de Whitman, revisités à partir de notes prises au début de « la Guerre de Sécession » (son expression favorite pour exprimer le conflit), révèlent les graines de ce qui allait façonner sa poésie pour le reste de sa vie — le choc de l’attaque à Fort Sumter ; la transmission vive et feutrée des nouvelles dans la nuit, à travers le pays, telle une traînée de poudre ; son exaltation face au spectacle des volontaires formant instantanément des milices armées en réponse à la perspective de la scisssion — le premier signe d’un sentiment national ; sa toute première prise de conscience que, l'opposition du Sud à l'Union était plus terrible et plus fatale qu'il l'avait prévu. Tout pressentiment quant au coût, au sang versé de cette guerre et sa longueur était étouffé, comme cela arrive souvent au début des hostilités. Dans les notes que Whitman écrivit de manière obsessionnelle, grâce à la prose qu’il créa et amalgama, après la capitulation de l’armée confédérée, nous pouvons tracer les contours de ce qui allait constituer la forme de la version finale et plus sombre des Feuilles d’herbe, l’œuvre de sa vie.

La guerre est l’arène où tout peut se passer, parfois pour le meilleur, mais surtout pour le pire — c’est pourquoi, au cours du siècle dernier, la communauté internationale a mis en place des conventions sur l’éthique comportementale durant la guerre : contrôler les excès sur les champs de bataille et dans le traitement des prisonniers est jugé nécessaire pour le bien-être général de l’humanité ; car dès que le sang est répandu, il devient plus facile pour certains de soutenir un comportement cruel et malicieux. Cela est particulièrement vrai dans les conflits civils, qui peuvent être régis par ce que Freud définit comme « le narcissisme des petites différences » — la proximité et la similitude des perspectives ayant le potentiel d’exacerber les tensions entre les peuples des terres adjacentes. Il est donc important de noter le souvenir de Whitman du « bouleversement volcanique » des premiers coups de feu et sa joie à la prise de conscience que l’ère de l’impasse politique était terminée. « N’était-ce pas grandiose d’avoir vécu ces scènes et ces jours », écrivit-il, « de s’en être imprégnés sans retenue ? » Eh bien, oui et non. Car, alors que la sécession décidait la question de savoir si le Nord se battrait pour préserver l’Union, inspirant « L’Insurrection Nationale et le Volontariat », elle ouvrait aussi la voie au carnage à échelle démesurée — des vérités que Whitman allait adresser, en prose et en poésie, jusqu'à la fin de sa vie, déterminé à réconcilier sa célébration du soi et sa connexion à toutes les choses dans l’univers — « car chaque atome qui m’appartient t’appartient aussi » — avec les méfaits terribles de la guerre. Dans ces deux spectacles du commencement et de la fin de la guerre — la formation des milices de volontaires dans le Nord après l’attaque sur fort Sumter, puis le démantèlement pacifique des deux armées après Appomattox —, Whitman a trouvé « les preuves immortelles de la démocratie », son grand thème. Mais il ne serait pas en mesure d’en évaluer le prix, à la fois pour lui-même et pour sa nation, pour une très longue période à venir.

—CM

Question

Les héros des guerres sont, à nos yeux, ceux qui ont écrit l’histoire. Mais comment qualifie-t-on les guerres elles-mêmes ? Comment ces guerres sont elles nommées ? Ce n’est qu'au début du XXème siècle que la guerre de Sécession (the Civil War) fut connue sous cette appellation. Si l’Union avait pu nommer cette guerre, nous la connaîtrions probablement encore comme la Guerre de Rébellion (War of Rebellion). La Première Guerre mondiale, bien sûr, ne devint connue sous ce nom qu’après la Seconde Guerre mondiale ; avant cela, elle était généralement appelée la Grande Guerre. Les guerres américaines depuis la Seconde Guerre mondiale ont généralement été nommées par les Américains suivant les pays dans lesquels elles ont été principalement menées : The Korean War, The Vietnam War, The First Gulf War, The Iraq War, The War in Afghanistan : la guerre de Corée, la guerre du Vietnam, la guerre du Golfe, la guerre en Irak, la guerre en Afghanistan. Comment ces guerres ont-elles été appelées par les citoyens de ces pays ? Quelle autre alternative pouvez-vous proposer aux noms attribués aux guerres que nous avons appris à connaître si familièrement par les noms que nos historiens, journalistes, et politiciens leur ont donnés ? En quoi le nom que nous attribuons à une guerre est-il important ?

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