Other Available Languages

Avant-propos

Genl. McClellan and Staff accompanied by the 5th Cavalry crossing Bull Run at Blackburns Ford (from Library of Congress)
Le Général Mc Clellan et son armée, accompagné du 5ème de Cavalerie lors de la traversée de Bull Run par le gué Blackburns (Bibliothèque du Congrès) 

Ce court poème qui compte six vers fut le troisième des Roulements de tambours de 1865, et le tout premier à proposer une image des troupes en pleine guerre. Mais le tableau qu’il donne à imaginer ici est remarquablement paisible et, comparé aux descriptions des batailles, écrites en prose, contenues dans les Memorandums pendant la guerre, où sang et détails participent au style, le cadre proposé de la scène de ce poème est étonnemment large et bucolique. Le poème ne nous informe ni sur le lieu, ni sur le pourquoi de la traversée du gué, et ne nous précise aucunement si nous sommes en train de regarder les troupes de l’Union ou les troupes confédérées. Whitman écrivit de nombreux poèmes très courts comme celui-ci dans Roulements de tambours, précurseurs de ce qu’on allait appeler, au début du XXème siècle, des poèmes « imagistes » — des observations volées, ramassées, laconiques et fulgurantes qui se gravent dans l’imaginaire du lecteur. Les sources des poèmes de Whitman à propos de la guerre de Sécession sont multiples, et durant la guerre il s’inspira de plus en plus des différentes expériences que les soldats lui confiaient, dans les hôpitaux, etc. En se plaçant de leurs points de vue, il les faisait protagonistes de ses poèmes. Le “je” de Whitman qu’on trouve dans sa poésie d’avant-guerre cède la place au vécu recréé des soldats qui invite au ressenti. Et pourtant dans “La Traversée du gué par la Cavalerie”, le “je” a disparu au profit du regard omniscient d’un narrateur anonyme et medium.

Vers la fin des années 1990, Betty Barrett, une critique, fit une découverte remarquable à propos de la source de ce poème. Alors qu’elle lisait les Archives de la Rébellion de 1868, une série de documents détaillant les expériences de la guerre de Sécession au Sud, elle découvrit des rapports témoignant de l’attaque de l’Union au cœur de l’Alabama qui dura douze jours, en 1864, l’une des manœuvres situées le plus au sud que l’armée de l’Union mena pendant la guerre, lorsque le général Lowell Rousseau conduisit, en Alabama, 2500 soldats de cavalerie du Decatur, très loin, dans le sud, jusqu’à Tuskegee, détruisant des ponts et des chemins de fer pour finalement rejoindre les forces du général Sherman en Géorgie. Parmi les documents que Barett trouva, il y avait un rapport de nouvelles anonymes traitant de l’expédition que transmit un correspondant de l’Union et qui fut publié dans le New York Herald, le 27 jullet 1864. Le rapport décrivait l’ensemble de la campagne, mais un récit tout particulièrement sauta aux yeux de Barett — celui de la cavalerie de l’Union traversant la rivière Coosa empruntant le gué de Dix Îles. Il faisait écho si fidèlement au petit poème de Whitman, ou, pour être plus juste, le poème de Whitman de 1865 lui faisait echo :

« Le gué ne présentant aucun danger, la colonne put entamer la traversée. Le passage de la rivière était beau à voir. Les cavaliers formant une procession en rangs serrés, se faufilant entre les îlots verts et empruntant un chemin sinueux pour traverser le gué — leurs bras luisant aux rayons du soleil brûlant, et les fanions voletant au gré du vent le long de la colonne, tout cela constituait une image lumineuse, rappelant les jours de grâce, à mille lieux des coups durs et de l’âpre réalité de la vie et de ses devoirs quotidiens. »

Il est clair que Whitman a emprunté des expressions clés — « les îles vertes », « Les cavaliers formant une procession en rangs serrés, se faufilant », « leurs bras luisant aux rayons du soleil brûlant », « les fanions voletant au gré du vent » — afin de tisser son poème, nous livrer une représentation « imagée » et « lumineuse », et nous offrir aussi un exemple de ce qu’on allait appeler « poèmes trouvés » au XXème siècle, poèmes créés et inspirés d’un texte déniché ailleurs — dans un journal, une publicité, un rapport de loi, ou un manuel d’instructions — et transformant ces textes en poèmes en réorganisant les lignes, les phrases et les images. Dans le cas de « La Traversée du gué par la Cavalerie », on peut dire que ce ne fut que vers la fin des années 1990 que nous apprîmes l’endroit-et-le-pourquoi qui inspirèrent le poème de Whitman. Plus juste serait de dire que Whitman, s’appuyant sur un article de journal qui parlait des troupes de l’Union en un lieu précis d’Alabama, en 1864, le dépouilla de toutes ses références, pour en sortir une image saisissante et intemporelle de soldats évoluant en harmonie avec l’esprit du paysage, en symbiose avec la terre qu’ils foulent, formant « une procession en rangs serrés, (en) se faufilant », chaque soldat fusionnant avec « les hommes aux visages tannés » : chaque soldat fusionnant avec le groupe (« chacun, chaque groupe, un tableau »), et le groupe fusionnant avec le paysage. Ce qui est implicite ici et suggéré dans les poèmes suivants, c’est que le paysage, décor qui met en scène les soldats, finira par devenir acteur de premier plan en laissant les morts se fondre et sombrer dans la rivière argentée.

Avec les Mémorandums de la guerre, Whitman nous invite à regarder de façon similaire, « pendant plus d’une heure », « de longues colonnes de cavalerie, plusieurs régiments, de très beaux hommes, des chevaux splendides, quatre ou cinq sur la même ligne, un tableau « évocateur », avec « nos hommes… montant fièrement leurs chevaux, en pleine forme…, jeunes, gais sur la selle, à l’arrière de leurs selles leurs couvertures enroulées, faisant tinter leurs sabres à leurs côtés ». Pourtant ce que Whitman inclut dans sa prose, et qu’on ne trouve pas dans le poème, c’est une imposante « longue procession », « en rangs serrés », arrivant de l’autre côté : « Alors qu’ils venaient tous de passer, une longue file d’ambulances arrivait en sens inverse. . . progressant à faible vitesse, acheminant bon nombre de blessés vers les hôpitaux ». Pour chaque colonne de cavalerie au caractère enthousiasmant, on trouvait une file au caractère tout ausi décourageant en sens opposé, transportant blessés et mourants vers les hôpitaux, où Whitman allait se trouver et qui allait devenir, à ses yeux, le véritble point de mire de cette guerre.

—EF

« La Traversée du gué par la Cavalerie »

EN RANGS serrés, ils forment une longue procession qui se faufile
entre les îlots verts ;
Ils empruntent un chemin sinueux — leurs bras luisent
au soleil — Écoutez le concert des cliquetis ;
Voici la rivière et sa parure argentée — et les chevaux qui s'ébrouent,
qui flânent, s’y attardent pour se désaltérer ;
Et voici les hommes aux visages tannés — chacun, chaque groupe,
un tableau — les rêveurs se prélassent sur leurs selles ;
Certains émergent sur les rives d’en face — d’autres entament
la traversée du gué ;
Les fanions volètent au gré du vent.

Postface

Le soir du réveillon du Nouvel An de 1995, juste après la signature des Accords de paix de Dayton, je me suis rendu à Županje, en Croatie, pour observer les forces américaines, chargées du maintien de la paix, traverser la rivière Sava jusqu’en Bosnie — 30 000 soldats et des centaines de chars, de véhicules Bradley blindés, et de Humvees. Le pont de la rivière avait été détruit au début de la guerre, et maintenant des vedettes soutenaient le pont flottant le plus long construit par l’armée américaine depuis la traversée du Rhin durant la la Seconde Guerre mondiale. Sur la rive, malgré le bruit des véhicules stationnés et des hélicoptères en vol, j’ai pu entendre le commandant dire qu’il passait du bon temps. Les citadins partageaient ce même sentiment en regardant les soldats emprunter un chemin sinueux pour traverser le pont et ça me rappela « La traversée du gué par la Cavalerie » de Whitman. Le mouvement des troupes est un chapitre incontournable de l’histoire de la guerre et de la littérature depuis que les forces grecques parvinrent à Troie, et lorsque l’armée irakienne emprunta un pont flottant pour traverser l’Euphrate, au cours d’une campagne récente visant à reprendre la ville stratégique de Ramadi, j’ai réalisé que le génie de Whitman réside dans son talent à trouver des images intemporelles pour décrire l’essentiel de la vie — et dans ce cas précis, s’agissant d’une opération militaire.

Le fait que Whitman ait tissé son poème, et nourri une partie de son langage, en s’inspirant d’un article de journal nous éclaire sur la nature de son imagination, telle une pie collectant des phrases et glanant par ci, par là, des pans de langage pour les transformer en perles poétiques — le précurseur d’une nouvelle vague de la poésie contemporaine. Un exercice d’effacement de mots, par exemple, consistant à dégraisser un texte banal jusqu’à en faire émerger un poème, est dans la pure ligne de Whitman qui faisait jaillir l’extraordinaire enfoui dans l’ordinaire. L'artiste est celui qui, à vue, révèle la beauté cachée.

« Les poètes en herbe copient ; les poètes accomplis volent », a déclaré T. S. Eliot ; « Les mauvais poètes défigurent ce qu’ils prennent, et les bons poètes, eux, subliment, ou tout du moins retouchent. » C'est pourquoi, nous pouvons admirer le talent de Whitman à s’approprier dans « La traversée du gué par la Cavalerie » qui passa inaperçu plus d’un siècle durant — suffisamment longtemps pour s’assurer, par la suite, une place de choix dans le panorama littéraire. Mais avec l’émergence d’Internet et les logiciels capables de détecter les plagiats, il est difficile de taire la source d’un matériau — un défi, on l’imagine aisément, que Whitman aurait relevé. Car la poésie exige de ses adeptes de savoir surmonter l’obstacle. Il n’aurait pas manqué de dénicher les outils magiques, adéquats pour pétrir le matériau trouvé sur le World Wide Web.

Subsiste une tâche qu’il nous incombe d’accomplir : savoir appréhender sa version allégée du texte original comme un exercice d’abstraction. Tout comme Georgia O’Keefe peignit plusieurs fois le même paysage, en épurant à chaque nouvelle toile afin de distiller l’esprit du lieu, Whitman réussit à rendre un événement spécifique universel. Wallace Stevens obtint le même rendu dans son poème « Métaphores d’un Magnifique », qui commence ainsi :

Vingt hommes traversant un pont,
Dans un village,
Sont vingt hommes traversant vingt ponts,
Dans vingt villages,
Ou un homme
traversant un seul pont dans un village.

Stevens conclut que « C’est une vieille chanson / Qui conserve son mystère... » Peut-être qu’ici, elle « parle de s’affranchir », mais en réalité, il a capturé la vérité essentielle de ce que les soldats vivent pendant la guerre : ils appartiennent à une entité collective, conçue pour étouffer la personnalité de chacun et pourtant, c’est en tant qu’individus, qu’ils assumeront leur sort. Chacun meurt seul.

—CM

Question

Whitman était correspondant de guerre mais aussi poète de guerre, ce qui le rendait lucide du fait que lorsqu’il écrivait ses dépêches pour les journaux, d’autres pourraient copier certaines de ses expressions, tout comme il s’était inspire, lui-même, d’expressions d’un rapport du New York Herald pour écrire « La traversée du gué par la Cavalerie ». Combien de poèmes « trouvés » existent aujourd’hui dans les rapports de guerre sur les différentes guerres en cours dans le monde ? Pouvez-vous rédiger un poème à partir d’une histoire de guerre récente tirée d’un article journal ? Partagez-le avec nous.

Répondez à cette question dans la Boîte de commentaires ci-dessous ou sur WhitmanWeb’s Facebook page.