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Avant-propos

Portraits of Ormsby Mitchel as both an astronomer and Civil War Union officer.
Portraits de Ormsby Mitchel en tant qu'astronome et officier de l'Union durant la guerre de Sécession.

Ce court poème ne semble pas, de prime abord, faire partie de Roulements de tambours. Il n’a évidemment rien à voir avec la guerre de Sécession ; cependant le désir du narrateur d’échapper à un lieu où le cahot règne (le cosmos unifié est démonté et fractionné en « colonnes ») pour retrouver un sentiment de plénitude, rappelle les temps de guerre. Union et unité, ressouder ce qui a été séparé — voici les thèmes abordés dans Roulements de tambours et que l’on retrouve également dans ce court poème.

La première moitié du poème « Quand j’entendis le savant astronome » se compose de quatre vers anaphoriques, plus longs à chaque fois. À chaque début du vers, la répétition systématique de « Quand », conjuguée à l’affolant verbiage finit par mettre les nerfs à vif du narrateur et le conduit, dans les derniers quatre vers succins, à exprimer son soulagement, à quitter la « salle de conférence » et à se glisser dans « l’air humide et mystique de la nuit ». Le poème propose deux ambiances sonores et rend ainsi compte du contraste de la situation : pour évoquer la conférence de l’astronome, les quatre premiers vers contiennent soixante-quatre syllabes qui résonnent, tandis que les quatre derniers (parlant de la soif de « silence absolu » du narrateur) en contiennent seulement cinquante et, pour offrir une accalmie, s’affinent en dix syllabes dans le dernier vers, doté d’une quadruple assonance feutrée et finale : « le silence… vers les étoiles » (“silence at the stars”).

Lorsque le narrateur quitte la salle de conférence et les travaux pratiques du manuel, dans la nuit, il reproduit un thème cher à Whitman dans sa poésie. Le narrateur du « Chant de moi-même » s’abstrait des « croyances et des écoles », quitte « Les maisons et leurs chambres » pour « aller à la banque en traversant le bois ». L’astronome érudit présente le cosmos telle une abstraction intellectuelle — une série de d’exposés, de chiffres, de diagrammes — et reçoit les applaudissements pour avoir présenté le cosmos fragmenté sur des cartes jusque dans une salle de conférence, s’appropriant l’éclat des étoiles pour son seul prestige. C’est à l’extérieur que se trouvent les étoiles et leur véritable éclat ; c’est là qu’elles nous enchantent dans « un absolu silence ». Le narrateur ressort « sans raison tangible … fatigué et malade » de cette conférence, et l’expression « sans raison tangible » correspond à son impérieux désir d’appréhender le cosmos sans le quantifier, libre de toute addition, division et loin des formules théoriciennes du scientifique.

Et pourtant, lorsque le narrateur lève les yeux vers le ciel, il n’oublie rien des leçons apprises dans la salle de conférence. Il décrit comment il a « de temps à autre » porté son regard vers les cieux, et soudain, la douce légèreté de cet échange nous rappelle l’un des concepts nouvellement débattus par l’astronome lors de sa conférence : la lumière met du temps à voyager, et lorsque nous regardons les étoiles, ce n’est pas seulement la distance incroyable dans l’espace que nous percevons mais aussi celle du temps. Lorsqu’aujourd’hui, nous contemplons le ciel nocturne, c’est la lumière d’un passé lointain que nous percevons, « de temps à autre ». Whitman a suivi attentivement le travail des astronomes et aurait été au courant de la théorie des années-lumière grâce au travail de l’astronome Ormsby MacKnight Mitchel (1810-1862) de Cincinnati, qui donna une série de conférences à New York à la fin des années 1840 (un bon nombre d’images poétiques du cosmos de Whitman découlent du travail de Mitchel) et qui devint plus tard major général dans l’armée de l’Union, où il était connu sous le nom d’ « Old Stars ».

Comme il arrive si souvent chez Whitman, les leçons du savant ne sont pas rejetées mais assimilées par le poète, qui les utilise de manière surprenante pour créer une vérité poétique. « Vive la science positive !», écrit Whitman dans « Chant de moi-même » ; « Vos travaux sont utiles, et pourtant ils ne sont pas ma demeure, / Grâce à eux je ne fais qu’entrer dans un recoin de ma demeure. » Dans le poème « Quand j’entendis le savant astronome », la science éduque le poète à mieux contempler le ciel. La vitesse de la lumière et des infinies distances du cosmos découverte par les astronomes va jusqu’à donner à Whitman l’idée que ses poèmes peuvent, eux aussi, telle la lumière des étoiles, voyager dans le temps, et rejoindre, par exemple en 2016, des lecteurs qui n’existaient pas à l’époque et qui découvrent un poète déjà envolé, tout comme nous contemplons les étoiles dans le ciel, déjà éteintes de fait, mais dont la lumière voyage encore jusqu’à notre œil. Étoiles et planètes invitent souvent à un vaste sentiment d’omniprésence étrangement réconfortant dans la poésie de la Guerre de Sécession de Whitman — une toile de fond éternelle (profondément ancrée dans l’espace et le temps) qui allège l’horreur de la guerre, dans un pays situé sur une petite planète, et la transforme en cahot de passage qui, de lui-même va se temporiser pour se consumer parmi les cycles cosmiques guérisseurs du temps.

Quand j’entendis le savant astronome

QUAND j’entendis le savant astronome ;
Quand je vis, face à moi, exposés et chiffres en colonnes s’organiser ;
Quand on brandit cartes et diagrammes, pour que j’additionne, divise aussi, et mesure ;
Quand, assis, j’assistai à la conférence de l’astronome dont le cours était ponctué par des
salves d’applaudissements,
Soudain, sans raison tangible, je devins fatigué et malade ;
Alors je me levai et me glissai au dehors pour m’aventurer seul
dans l’air humide et mystique de la nuit, et de temps à autre
je levai les yeux, dans un absolu silence, vers les étoiles.

Postface

Quelle insoutenable beauté — en voyant les balles traçantes, voilà ce qui frappa mon esprit durant le siège de Sarajevo. Je fus ensuite saisi d’effroi : car les lumières déchirant le ciel obscur n’engendraient que mort et destruction de la ville qu’encerclaient les forces serbes. Même un homme instruit, témoin de scènes de guerre, perd vite le désir de les commenter en des termes symboliques — après tout, les artilleurs utilisaient les balles traçantes pour mieux cibler l’ennemi — lors des nuits claires, je demeurais cependant toujours enclin à observer les étoiles. Les balles fusaient à une vitesse quasi équivalente à celle de l’étoile filante que je vis passer au-dessus du Mont Igman (où se trouve la seule route pour quitter la ville), étoile à la vitesse exceptionnelle et qui se démarquait des autres étoiles , en apparence immobiles, dansant au sein des constellations de la voûte céleste. Ce fut ce qui me vint à l’esprit à Sarajevo lorsque je réalisai que je connaissais par cœur le court et ravissant poème de Whitman, « Quand j’entendis le savant astronome ». Il était devenu, pour moi, une pierre de touche qui, en huit vers seulement, redéfinissait notre place dans l’ordre des choses et dès que je contemplai les étoiles dans ce ciel qu’éclairaient les traçeurs, ma terreur s’évanouit.

Vingt ans après la signature des Accords de paix de Dayton, le poème résonne, en moi, différemment. La capacité de Whitman à suggérer en une seule phrase l’étendue de l’univers, d’intégrer et de réinterpréter diagrammes et démonstrations scientifiques, et de révéler le fossé existant entre la théorie et la réalité, nous rappelle que, grâce à son écriture succincte, un poète peut accélérer la pensée à la vitesse de la lumière. Dîtes ces vers, et le monde fredonnera les premières notes et les fera tinter avec grâce.

Surgit une question : alors que le narrateur est « fatigué et malade », pourquoi se glisse-t-il « dans l’air humide et mystique de la nuit » ? Il nous donne en effet à ressentir qu’il s’apprête à parcourir le ciel, une étoile parmi les étoiles. Le rythme de marée qui a orchestré le « Chant de moi-même », avec ses flux et reflux qui rappellent son voyage aux confins de l’univers et ses plongées jusqu’au plus intime de son âme, se retrouve dans les mouvements antagonistes de « Quand j’entendis le savant astronome » — durant la première moitié, le poème se déploie, s’étirant de vers en vers, jusqu’aux applaudissements qui éclatent dans la salle de conférence, puis décroit, durant la seconde moitié, sous l’œil du narrateur « dans un absolu silence, vers les étoiles ». Il va donc ainsi, partir de la foule ici-bas pour s’aventurer non pas jusques au firmament mais au plus près des soldats blessés qui l’éclaireront sur le prix fort à payer après toute déconstruction, toute scission ; prélude à ses premiers pas vers une approche poétique plus ouverte, plus généreuse, capable de contenir la guerre et la paix tout autant.

Une route forestière, non goudronnée, au Mont Igman, site des Jeux olympiques d’hiver de saut à ski de 1984, était l’unique route, pendant le siège, qui permettait d’approvisionner la ville de Sarajevo. Durant l’hiver 1995, un véhicule blindé transportant les troupes (APC) se gara sur un tronçon verglacé de cette même route pour laisser passer un camion acheminant des casques bleus français jusqu’à l'aéroport — la ligne de front entre les forces serbes et bosniaques. J’étais à bord de cet APC, en route pour regagner la ville portuaire de Split, en Croatie, quand soudain, un jeune soldat me fixant du regard, me fit, involontairement, frissonner d’effroi. Peu après, j’appris, en atteignant la côte, que le camion avait dérapé, quitté la route pour se jeter jusqu’au bas de la colline minée de toute part, — le pire incident de ce type de guerre. Ce soir-là, je contemplai les étoiles au-dessus de la mer Adriatique, perdu en moi-même.

—CM

Question

Whitman a assimilé les nouvelles découvertes de la science, tant en géologie, astronomie, ou évolutionnisme, devenues accessibles à l'époque, et s’en saisit pour créer des poèmes. Mais il demeure une exception à la croyance répandue qui veut que poésie et science sont incompatibles. (Parmi les poètes contemporains qui s’inspirent des découvertes scientifiques, on trouve AR Ammons, Miroslav Holub, James Merrill, Pattiam Rogers, Allison Hawthorne Deming, Linda Bierds et Richard Kenny). Quels types de correspondances imaginez-vous entre ces différentes disciplines ? Quelles sont les contraintes vis à vis de la science auxquelles le poète ne peut se soustraire ?

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